Dans l’opinion publique, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur la correspondance adressée par le Coordonnateur du Conseil présidentiel de transition (CPT), Leslie Voltaire, au Premier ministre Garry Conille. Qui sortira vainqueur de cette bataille mal engagée, se jouant sur les dépouilles de la République ? Leslie Voltaire a-t-il voulu raviver les hostilités en rappelant au Chef du gouvernement, à travers sa lecture de la Constitution, que le véritable pouvoir réside à la présidence, et non à la primature ? Ce bras de fer pour le contrôle d’un pouvoir hors nome se déroule dans un contexte de crise profonde, menaçant l’existence même de l’État.
Depuis son instauration en 1987, les difficultés persistantes de notre régime politique nous replongent dans un vieux débat récurrent sur la cohabitation entre présidence et primature.
Cette relation, que l’on espérait harmonieuse, s’est révélée être une source constante de tensions et d’affrontements entre les deux têtes de l’exécutif, même dans le cadre d’un régime transitoire que l’on tente de revêtir d’un vernis constitutionnel. Ce conflit structurel met en évidence la fragilité d’un système qui peine à fonctionner, alors que le pays fait face à des défis existentiels majeurs.
La question reste en suspens : jusqu’où cette confrontation ira-t-elle, et qui, en définitive, réussira à imposer sa vision dans ce duel au sommet de l’État ?
Dans des circonstances normales, cette situation serait qualifiée de véritable « dilemme constitutionnel » par l’historien Claude Moïse, professeur émérite à l’Université de Montréal et expert en droit constitutionnel. Cette impasse révèle les failles profondes d’un système où la cohabitation entre présidence et primature semble inévitablement vouée à l’affrontement, menaçant ainsi la stabilité et l’avenir même de l’État.
L’enjeu dépasse de loin un simple conflit de pouvoir, car il met en lumière les limites de notre architecture institutionnelle, qui, plutôt que d’assurer une gouvernance fluide, devient un terrain propice aux rivalités destructrices.
*La Loi mère limite l’exercice des pouvoirs*
Selon la Constitution de 1987, le Président nomme le Premier ministre, qui forme ensuite son gouvernement et présente une déclaration de politique générale devant les Assemblées politiques du Parlement afin de solliciter un vote favorable. Que le Premier ministre soit issu du parti majoritaire ou d’un consensus avec les forces politiques représentées au Parlement, il doit son pouvoir au Président de la République qui l’a nommé par arrêté présidentiel. Cet acte fait-il du Président de la République le supérieur hiérarchique du Premier ministre ? Il convient de souligner que le Président de la République ne dispose pas du pouvoir de provoquer la démission du Premier ministre ou du gouvernement, sauf par le biais de tractations politiques. Le gouvernement est responsable devant le Parlement.
Le débat aurait un sens s’il y avait un Parlement élu et un Président bénéficiant de la légitimité populaire. En d’autres termes, s’il devrait s’inscrire dans une logique constitutionnelle et démocratique.
Les politiciens avides de pouvoir nous entraînent dans un faux débat qui n’a pas lieu d’être. L’exécutif actuel n’a aucun lien avec la Constitution, tout comme le gouvernement de Garry Conille. Cette discussion est celle des faussaires et des imposteurs qui cherchent à tromper la conscience collective et à donner à leur régime d’exception un semblant de légalité et de légitimité. Il est nécessaire de sortir de cette controverse fabriquée de toutes pièces, car les arguments avancés par chaque camp ne font que dissimuler la véritable nature du pouvoir actuel.
La liaison entre le CPT et le gouvernement est politique, non légale. Cette réalité illustre une situation a-constitutionnelle où certains groupes dominants tentent de confisquer la souveraineté nationale, dont le peuple est le dépositaire exclusif. Ce pouvoir est non délégué et s’installe en dehors du suffrage universel, qui est l’unique moyen par lequel le peuple exerce sa souveraineté lors des élections libres et transparentes. L’exécutif actuel est né d’une entente politique forgée par certains politiciens qui redoutent le suffrage universel comme moyen d’accès au pouvoir en démocratie. C’est un pouvoir illégal et illégitime qui pervertit la Constitution en l’évoquant à chaque fois pour justifier des actions qui n’ont rien à voir avec celle-ci.
Si le CPT détient une autorité réelle sur le chef du gouvernement, il n’a pas à se plaindre des actions de ce dernier. Comment un subordonné peut-il empêcher son supérieur d’exercer sa fonction ? Toute instance d’autorité comporte des règles de fonctionnement. Toute charge constitutionnelle contient des obligations et des attributions qui se trouvent insérées dans la Constitution.
Dans notre Constitution, le gouvernement est établi comme un contrepoids au président de la République, qui ne lui laisse que peu de marge de manœuvre. L’un est à la remorque de l’autre, créant une liaison complexe et difficile qui exige que les mentalités politiques haïtiennes soient suffisamment évoluées. Cette relation est démocratique, mais elle est aussi source de conflits en raison de nos pratiques politiques, qui demeurent souvent marquées par l’arbitraire et la persistance du pouvoir personnel.
Dès lors, doit-on supprimer le texte de 1987 pour mieux l’adapter aux pratiques de l’omnipotence du pouvoir personnel de nos gouvernants ? Ou bien, au contraire, doit-on préserver l’exécutif tel qu’il est, dans un souci de sauvegarder l’État de droit ? Dans ce cadre, le président de la République et le Premier ministre doivent s’accommoder d’une dynamique qui favorise la collaboration entre les deux, afin d’assurer le bon fonctionnement de la démocratie et de l’État de droit.
Cette neutralisation réciproque constatée entre les deux branches du pouvoir exécutif ne traduit en rien l’irrationalité du régime politique, ni un déséquilibre entre le législatif et l’exécutif. Le régime politique haïtien doit résoudre ses propres problèmes, à l’instar des Français avec la Constitution de 1958. Notre système possède sa propre rationalité. Il est politiquement et historiquement inapproprié d’ériger la rationalité française ou allemande en juge de la rationalité haïtienne.
Une loi répond à un besoin
Il existe toujours une raison d’être derrière une loi, comme l’a souligné Danielle Pinard, mon ancienne professeure de droit constitutionnel avancé à l’Université de Montréal, dans un texte intitulé Les faits sociaux en contexte législatif. Une constitution ne peut être élaborée dans un vide factuel. Comme toute loi, une constitution est adoptée pour résoudre un problème politique ou social. Quoi qu’on en dise, la constitution a accompli le travail pour lequel elle a été conçue : empêcher le retour du pouvoir personnel en Haïti.
Le véritable débat porte sur la démocratie, qui divise le pouvoir d’État, permettant à chacun d’en détenir une petite part, comme l’a souligné Me Josué Pierre-Louis dans ses publications. Selon Montesquieu, le pouvoir doit être organisé de manière à inclure ses propres limites. Un gouvernant a des limites, et tout gouvernant doit se demander : quelles sont mes limites ? Albert Camus disait qu’un homme est celui qui sait s’arrêter.
Avec la mondialisation, la nature du pouvoir d’État évolue. Sur le territoire de l’État, une multitude de pouvoirs et de contre-pouvoirs entrent en confrontation.
La réalité, malheureusement, est celle de l’existence de différents pôles de pouvoir éparpillés sur le territoire de l’État. Citons, entre autres, le pouvoir des médias, des ONG, de la société civile, des organisations internationales et des multinationales. Cela reflète l’érosion du pouvoir souverain de l’État, mis en contact avec ces réalités globales. Cela affecte tout : l’économie, la politique, et même le droit. Malheureusement, nos démocrates n’en sont pas toujours conscients.
Un coordonnateur du CPT qui souhaite s’informer au sujet d’un projet, d’une décision ou d’une situation, convoque un ministre dans le cadre des responsabilités que lui confère la Constitution. Que se passerait-il si le chef de l’exécutif n’est pas satisfait des réponses du ministre ? Quelle serait alors l’issue de cette initiative ? Si le Conseil présidentiel décide de renvoyer le ministre, cela reviendrait à un acte de contrôle qui relève de la compétence exclusive du Parlement, lequel est actuellement dysfonctionnel. En définitive, la question est avant tout politique, car le gouvernement et le CPT n’ont pas été placés par la nation, mais résultent d’une entente politique et non d’un processus constitutionnel.
Le régime politique haïtien, tel que défini par la Constitution, exige que le pouvoir de contrainte des gouvernants repose sur une habilitation conférée par la Constitution elle-même ou par une règle de droit compatible avec celle-ci. En l’absence de cette règle de droit ou d’une habilitation constitutionnelle, il est impossible de parler d’une quelconque autorité du président sur un membre du gouvernement. La Constitution précise, à son article 150, que le président de la République n’a d’autres pouvoirs que ceux que la Constitution lui attribue. Cette clause doit être mise en relation avec les dispositions de l’article 136, pour comprendre que l’élargissement du pouvoir présidentiel à travers cette dernière disposition n’est que théorique. L’article 150 empêche ainsi tout accroissement du pouvoir présidentiel, que ce soit par voie législative ou réglementaire.
Les deux branches de l’exécutif doivent collaborer
En conclusion, être honnête avec le CPT et le gouvernement, c’est leur dire que leurs actions ne respectent pas la légalité constitutionnelle. Agir en conformité avec la Constitution signifie que celle-ci leur confère la compétence nécessaire pour prendre des décisions, dont l’irrespect pourrait être sanctionné par une instance étatique. Se référer à l’article 136 de la Constitution pour justifier la compétence du CPT à intervenir dans d’autres sphères de pouvoir, afin d’en assurer le bon fonctionnement, reviendrait à admettre que cette instance détient une autorité légale, conférée soit par la Constitution, soit par une loi conforme à celle-ci. Or il n’en est rien.
Dans des conditions normales, le gouvernement est responsable de ses actes devant le Parlement, notamment à travers les mécanismes de la question de confiance et de la motion de censure. Les rédacteurs de la Constitution de 1987 ont cherché à limiter le pouvoir du président en établissant un contrepoids, représenté par le gouvernement. Limiter l’un par l’autre, en favorisant une neutralisation réciproque, semblait être, selon eux, le meilleur moyen de garantir le bon fonctionnement de l’État de droit. Il n’existe pas de hiérarchie entre les deux chefs de l’exécutif. Tout ce qu’on leur demande, c’est de collaborer, au moins minimalement, compte tenu de la nature non unifiée de l’exécutif haïtien.
Nous comprenons le caractère expansif du pouvoir que confère l’article 136 de la Constitution au président, faisant de lui un homme doté de pouvoirs réels, comme l’a souligné Me Daniel Jean. Selon ce juriste, le Premier ministre est placé sous l’autorité du président élu, dont il tire sa légitimité. Si cette autorité est bien réelle, une question demeure : quels sont les moyens d’action du président vis-à-vis du chef du gouvernement avec lequel il doit coopérer ? Les constituants de 1987 ont-ils poussé jusqu’au bout la logique de l’article 136, comme c’est le cas en France avec le pouvoir de dissolution accordé au président ? En Haïti, il semble que l’autorité exécutive soit fragmentée. En réalité, le président de la République et le Premier ministre se trouvent chacun enfermé dans des fonctions distinctes et séparées, mais sont contraints de gouverner ensemble, créant ainsi une situation où l’un peut se retrouver en dépendance de l’autre.
Cet exécutif, un attelage insolite à dix têtes, est né dans des circonstances exceptionnelles. Sa mission est de rétablir des institutions politiques légitimes et démocratiques, suspendues ces trois dernières années à cause des conflits entre élites, motivés par la lutte pour le contrôle du pouvoir et l’enrichissement illicite.
L’irrespect de la loi risque de devenir la cause principale de la disparition d’Haïti, à moins qu’une équipe de redressement n’émerge pour mettre fin au sabotage de notre existence, gravement menacée par ces élites corrompues qui dirigent nos affaires depuis des décennies. Ces élites, véritable plaie purulente pour le pays, doivent être écartées pour que le peuple puisse trouver la voie de la guérison. La question qui se pose désormais est : comment sortir de cette transition dominée par des clans antagonistes qui ne défendent que des intérêts claniques ? Tout le problème est là !
Sonet Saint-Louis av
Professeur de droit constitutionnel à la faculté de droit de l’université d’État d’Haïti
sonet.saintlouis@gmail.com