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Exécutif bicéphale et exécutif monocéphale, quelle légitimité constitutionnelle ?

Les formules proposées par les différents protagonistes comportent des trous énormes et ne pourront pas en aucun cas nous aider à avancer.

Du point de vue constitutionnel, ni l’option bicéphale ni le choix monocéphale n’offre un niveau de pertinence juridique et politique susceptible de donner une réponse satisfaisante à la crise globale que traverse le pays depuis tantôt deux ans.

Se croyant en position dominante, les deux camps qui se disputent un pouvoir en dehors des normes, se livrent à un combat sémantique qui est loin de traduire la représentation objective de la réalité politique et constitutionnelle observable depuis l’exécution brutale du président Jovenel Moïse. Chacun veut imposer sa propre vérité qui fait mentir la réalité.

Un débat aussi légitime ne devrait pas se cantonner aux seules solutions proposées par les deux groupes opposés. Il doit y avoir de la place pour des idées autres que celles qu’on nous impose. Car une grande majorité de citoyens ne se reconnaît ni dans un exécutif bicéphale ni dans le gouvernement dirigé par un Premier ministre exerçant les attributions du Président de la république en plus des siennes.

Si la crise s’aggrave à ce point, c’est parce que les acteurs dominants sont incapables de trouver une solution à la crise. Dans ce cas, ils se doivent d’être honnêtes et prendre en considération les solutions proposées par d’autres acteurs à partir d’un vrai état des lieux de la question juridique et politique.

Jusqu’ici, les acteurs locaux et étrangers ont opté pour une voie fausse même si l’un des acteurs – l’OEA – reconnaît sa part de responsabilité dans l’échec haïtien. Les partenaires étrangers ont imposé à nos gouvernements l’adoption de mesures à caractère économique et politique contre l’intérêt d’Haïti. Mais la responsabilité globale de l’échec d’Haïti, ils le mettent sur le compte des acteurs haïtiens. Au bout du compte, il faut se rendre à l’évidence que la communauté internationale à laquelle nous nous remettons pour régler nos problèmes  se moque éperdument d’Haïti et se contente d’assister à notre destruction.

Absurdité constitutionnelle et démocratique
En analysant minutieusement les deux propositions, on se rend compte que l’ordre républicain proposé par les protagonistes à travers les négociations politiques, est une grande absurdité constitutionnelle et démocratique.

Par exemple, la mise en place du gouvernement d’Ariel Henry, soutenu par beaucoup d’acteurs étrangers et locaux, a été faite à partir d’une application erronée de l’article 149 de la Constitution. Ce pouvoir basé sur l’Accord du 11 septembre 2021 ne saurait être juridiquement et politiquement la continuité de celui de Jovenel Moïse, comme certains le considèrent. L’assassinat de ce dernier n’avait pas provoqué une vacance présidentielle mais mis plutôt fin à l’ordre démocratique et constitutionnel. Ce point que j’ai souligné peu après l’installation du Dr Ariel Henry à la primature avait d’ailleurs été repris par le département d’État en ce qui concerne la nature de ce pouvoir : l’exécution de l’ancien chef d’État, le 7 juillet 2021, a mis fin à son mandat.

Seuls ceux qui croient que le mandat de l’ancien Président de la République devait prendre fin le 7 février 2022 estiment que sa disparition a créé une vacance présidentielle et ouvert la voie à la succession. Alors que cet empêchement résultant de cet événement malheureux a de préférence provoqué un brusque arrêt à l’exercice du pouvoir présidentiel. C’est pourquoi on ne saurait parler de continuité, mais de rupture de mandat. Ce qui signifie que le pouvoir d’Ariel Henry est tout autre et ne saurait se baser sur l’article 149 qui, à l’époque, était hors d’application. L’année 2021 est celle où Moïse avait entamé sa cinquième année de règne, si on s’accroche à l’argumentation selon laquelle son mandat de 5 ans devait prendre fin le 7 février 2022 et non le 7 février 2021, comme le dispose l’article 134-2. En pareil cas, c’est à l’assemblée nationale qu’on devait se tourner pour élire un président provisoire pour le temps qui reste à courir. Or, l’assemblée nationale, composée de sénateurs et députés, n’existait pas, vu que les élections n’ avaient pas été organisées par l’administration de Moïse dans le but de permettre le fonctionnement régulier des institutions et leur renouvellement. En réalité, nous étions dans un désert constitutionnel. Ce concept évoqué par l’éminent juriste et professeur de droit, Dr Bernard Gousse, traduit objectivement la représentation de la réalité politique et constitutionnelle post Moïse.

L’article 149 de notre charte fondamentale prévoit deux cas de figure pour combler une vacance présidentielle. Mais pour que cette disposition constitutionnelle s’applique, il faut que les institutions existent à travers un gouvernement répondant aux dispositions des articles 137 et 158 de la Constitution. Un parlement avec lequel le gouvernement entretient une relation fonctionnelle et sanctionnée. Car s’il n’y a pas d’institution de contrôle, on ne peut pas imaginer un gouvernement investi du mandat de définir et d’exécuter son action. L’inexistence du parlement entraîne automatiquement celle du gouvernement pour la simple et bonne raison que notre Loi fondamentale démocratique ne prévoit pas une équipe gouvernementale qui ne soit responsable que devant elle-même. En pareil cas, on parlera d’absence d’éthique gouvernementale puisque la transparence et la mise en œuvre des mécanismes de reddition de comptes feraient défaut.

Le parlement est une institution fondamentale pour la démocratie. Le pouvoir législatif est une branche de l’État qui tire sa fonction dans la souveraineté nationale (art. 59 de la const). La constitution ne prévoit pas qu’une instance étatique puisse être en vacances. On ne peut pas non plus créer une institution de contrôle non prévue par la Loi mère. La charte fondamentale définit ce qu’elle entend par contrôle et comment il s’exerce (arts 129-2, 223, 233 de la const).

Le bricolage juridique auquel les responsables s’adonnent depuis quelques années ne fera qu’enfoncer le pays dans davantage de crise et d’instabilité. Ce qu’il nous faut tous admettre, c’est que l’ordre constitutionnel et démocratique a été rompu. Des décisions politiques éclairées sont nécessaires pour permettre un retour rapide à la normalisation de la vie institutionnelle du pays.

L’erreur d’Ariel Henry
Le Premier ministre a commis l’erreur de ne pas définir, dès le départ, la nature réelle de son pouvoir. La Constitution de 1987 prévoit une gouvernance à deux têtes. Mais cet exécutif bicéphale ne saurait être mis en place en dehors du suffrage universel, donc du vote populaire. Un gouvernement sans parlement et sans présidence en face est loin du modèle de premier ministre proposé par la Constitution de 1987. On a l’habitude d’avoir un président provisoire sans premier ministre. Cette formule avait été expérimentée avec madame Pascale Trouillot, ancienne juge de Cour de cassation, devenue présidente provisoire (14 mars 1990-7 février 1991). Cette dernière avait organisé les élections générales dans le pays en moins d’un an. L’ordre républicain ne peut être rétabli sans que les détenteurs des pouvoirs d’État n’aient obtenu au préalable la consécration populaire (art 92, 95, 134, 175 arts).

Comment peut-on rétablir ces trois instances étatiques dont le fondement se trouve dans le vote du peuple, dépositaire exclusif de la souveraineté nationale par le biais des négociations politiques? C’est de l’absurdité totale. La déraison même. Les pouvoirs établis par la Charte fondamentale sont démocratiques et légitimes en ce qu’ils doivent émaner de la volonté populaire. La démocratie a un sens précis au sein de l’État. Démultipliée, elle est différente de celle qui s’exerce dans les églises, la famille, les partis politiques, les organisations professionnelles ou encore dans les organismes des droits humains.

Comment rétablir la Chambre des députés et le Sénat sans passer par les élections, le processus par lequel le peuple a la possibilité de choisir ceux qui doivent décider en son nom? Comment compléter la Cour de cassation sans un président de la République élu et un sénat fonctionnel bénéficiant de la légitimité démocratique ? Comment combler le vide au sein de cette Cour dont la composition relève des attributions constitutionnelles partagées entre le Sénat et le Président de la république? Ces pouvoirs dont les signataires de l’Accord de Montana exigent la restauration par le biais des négociations politiques seront responsables devant quelle instance? D’où tireront-ils leur légitimité pour décider au nom de la République?

Quand on dit qu’on veut rétablir l’ordre républicain, il faut savoir de quoi l’on parle et être en mesure sur le plan théorique et intellectuel d’assumer la responsabilité de ses propos. La politique aussi bien que le droit sont une affaire de langage. Rétablir l’ordre républicain doit pouvoir dire la même chose pour les juristes que pour les politologues. Cette concordance est importante.

Affirmer qu’on rétablit l’ordre républicain ne suffit pas : il s’agit de savoir comment le mettre en place. Comme disait Périclès, « la parole n’est pas nuisible à l’action, ce qui l’est, c’est de ne pas se renseigner par la parole avant de se lancer dans l’action ». On est ici en face d’un problème de théorisation, pour ne pas dire d’une hostilité ouverte à la démocratie représentative!

Ce que propose le groupe de Montana est une stratégie pour confisquer la souveraineté du peuple. Si l’Accord de Montana est un progrès démocratique, en quoi s’exprime-t-il? En quoi reconnaîtront la similarité et l’identité entre les gouvernants et les gouvernés? Si ce rapprochement n’existe pas, il n’y a pas seulement crise de légitimité mais carrément absence de légitimité. Cette analyse vaut pour l’Accord de Montana aussi bien que celui du 11 septembre 2021 avec lequel le Premier ministre s’identifie.

Dans une société qui consacre l’égalité des citoyens devant la loi, un groupe de personnes se sentent tellement supérieures, puissantes et légitimes qu’elles ont la prétention de décider pour douze millions de citoyens, excluant ipso facto la majorité. Si cela est possible dans une démocratie, on n’a pas besoin d’organiser les élections pour lesquelles l’État doit dépenser des montants énormes. On n’a qu’à se tourner vers ces citoyens supérieurs de la République pour désigner les détenteurs des pouvoirs d’État en fonction d’un calcul de coût et de risques qui éviterait à l’État de dépenser ces sommes exorbitantes pour l’organisation des élections.

Ariel Henry a un pouvoir sans frein
Le Premier ministre actuel exerce un pouvoir total mais qui n’est pas totalitaire. Il aurait pu l’être si ce médecin de 73 ans n’avait pas fait preuve de pondération et de modération dans ses actions. Car sans frein, sans contre-poids, le pouvoir marche sur les lignes de l’autoritarisme. La démocratie repose sur les institutions et non sur la bonne humeur des gouvernants. Ariel Henry exerce un pouvoir total depuis une année. Il n’est pas souhaitable ni dans son intérêt personnel ni dans celui de la démocratie qu’il continue à diriger en dehors de la volonté du peuple. Malgré ses limites, ce manque de résultats – ou d’absence de résultats pour plus d’un -, le pays ne peut prendre le risque d’aller vers une autre transition politique. Madame Ertha Pascal Trouillot avait organisé les élections en moins d’un an, le Président Jocelerme Privert dans l’intervalle d’une année, l’administration Boniface/Latortue en l’espace de deux ans.

Tenant compte de notre passé récent, deux années restent la durée maximale pour mettre fin à une transition politique. Le Premier ministre a l’obligation de prendre des mesures pour organiser au plus vite des élections générales en 2023. Pour cela, il est en son devoir de résoudre le problème de l’insécurité qui empire, condition indispensable pour le démarrage du processus électoral. À cette fin, il est nécessaire de mettre sur pied une équipe gouvernementale compétente, composée de technocrates et de personnalités désignés par des secteurs politiques et sociaux et connus pour leur intégrité et leur compétence. Donc des citoyens inspirant confiance.

La tache principale de ce gouvernement de consensus sera de rétablir la sécurité publique et d’organiser les élections. Force est de reconnaître que la légitimité démocratique n’est nulle part pour l’instant et ce qui doit prévaloir, c’est le consensus. Dans cette disposition politique libre, c’est-à-dire née d’un consensus et non basée sur la lettre constitutionnelle, les acteurs doivent faire preuve de dépassement.

Forcer Ariel Henry à tenir ses engagements
Ariel Henry est arrivé au pouvoir dans les circonstances que l’on sait. Il a le pouvoir absolu, cette vérité compte. Le Premier ministre Ariel est-il coupable? Non. La catastrophe actuelle est le fait que nous avons tout détruit. Et voilà qu’aujourd’hui, par notre incapacité à définir le schéma directeur de développement chez nous vu que nous sommes dominés par les gouvernements étrangers. Quoiqu’il en soit, le Dr Ariel Henry a pris l’engagement devant la nation de rétablir la sécurité publique et d’organiser les élections. Les forces organisées de la société ont l’obligation morale de le forcer à aller jusqu’au bout dans l’accomplissement de ces engagements. Une opposition sérieuse n’a pas à demander à intégrer un gouvernent de transition : elle a plutôt à exiger l’établissement de meilleures conditions pour la tenue d’élections dans une perspective de prise de pouvoir. En fait, un pouvoir de transition n’a pas de base constitutionnelle et démocratique. Donc, il nous faut donc résister à tout pouvoir qui ne s’exprime pas sans une base démocratique.

Si un pouvoir n’émane pas de la décision des citoyens, c’est de l’autocratie. La démocratie s’exprime par le vote des citoyens. C’est le mécanisme par lequel les citoyens assurent leur liberté. Sans ce choix clairement exprimé, la liberté des citoyens est compromise. Le pouvoir actuel est contraire à la liberté et ne peut se perpétuer. Les signataires de l’Accord de Montana ne proposent pas mieux. Il est inacceptable dans les deux situations qu’une minorité nous impose sa vision et ses lois.

Nous sommes pris donc dans des accords de marchandage politique qui ne fournissent que des propositions personnelles garantissant l’intérêt de certains groupes. On attend de la solution à prévaloir qu’elle soit impersonnelle et générale, c’est-à-dire susceptible de résoudre les problèmes à long terme, en évitant la question de gain ou perte d’un côté comme de l’autre. Ariel Henry doit s’armer de courage pour sortir de ce dilemme absurde en trouvant un consensus acceptable avec les forces organisées de la société.

En démocratie, tout pouvoir doit être consenti. Après une année d’exercice d’un pouvoir sans base démocratique, il est impératif de trouver le mécanisme par lequel le citoyen doit choisir ses élus. Car le pouvoir durablement confisqué corrompt durablement. D’où l’importance d’élections libres, transparentes et honnêtes permettant au peuple de faire le choix de l’espérance.

Sonet Saint-Louis av
Professeur de droit constitutionnel à la faculté de droit de l’Université d’État d’Haïti

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