Réparation et restitution : Jean-Bertrand Aristide au centre de l’histoire universelle !

18 ans après le départ de Jean Bertrand Aristide du pouvoir, son refrain de 2004 – réparation et restitution – refait surface. La publication d’une série de reportages paru dans le quotidien américain, le New York Times, vient remettre cette question sur le tapis.

21 milliards de dollars américains, c’est l’estimation qu’avait faite en 2004 le président Jean-Bertrand Aristide des 150 millions de francs payés injustement à la République française pour dédommager les anciens colons. C’est ce que les Haïtiens appellent la « dette de l’Indépendance ». Ce passif a été totalement acquitté à la fin du 19e siècle et c’est à ce moment précis qu’Haïti a dû faire face à une autre agression armée : l’occupation militaire des États-Unis d’Amérique, pays qui allait en quelque sorte poursuivre le pillage initié par la France.

C’est l’occasion de rappeler ce qu’est Haïti et ce que signifie la geste de nos aïeux. Première république nègre indépendante du monde, ce pays émergeait grâce au sang, à la sueur et aux larmes versés par les masses paysannes qui voulaient faire de leur terre un havre de liberté. Un symbole de rédemption de toute une race d’hommes dont l’humanité avait été enlevée et reléguée loin de la modernité, c’est-à-dire sans éducation, sans hôpitaux, sans routes, sans électricité.

Haïti a payé pour la race noire en acquérant et en conservant ce qu’il y a de plus précieux : la liberté. Ce cadeau de Dieu qu’est le droit de disposer librement de son destin n’a pas de prix. La dette était une condition imposée et ce pays ne pouvait rien faire face à un monde qui lui était totalement hostile. Le gouvernement de Jean-Pierre Boyer a été contraint d’accepter le versement de cette créance imposée par la violence.

Il n’y a pas eu de reconnaissance de dette, mais simplement vol. Et, le Président Aristide, l’a compris ainsi et a voulu le montrer. La demande de restitution qu’il a faite à la France est celle des masses rurales et urbaines, vivant aujourd’hui encore dans la crasse. Bien que celles-ci soient dans le besoin, elles ne restent jamais à genou. Elles sont toujours sur le terrain de la contestation nationale et mondiale, à chaque fois que la liberté et les droits des peuples sont en danger. Le pays d’Haïti a reconnu, le Dr Louis Joseph janvier, c’est la paysannerie, toujours fière, travailleuse, tout le reste, dit-il, est superficiel.

La demande de restitution et de réparations est une affaire nationale, celle d’un peuple résilient et indomptable. Cette parole est désormais sur toutes les lèvres, au fronton de chaque maison. Cette revendication nationale ne peut plus être occultée.

La France doit assumer
La France doit se montrer à la hauteur de son histoire. Elle doit assumer sans détour cette demande. Quand on renie son passé, on devient lâche. Cette ancienne puissance coloniale doit savoir que plus elle tarde à réagir, plus la dette augmentera. Combien de chefs d’État haïtiens, après Aristide, la France devra donc déporter pour ne pas avoir à réparer le tort de ses ancêtres?

Aristide a été kidnappé, puis déporté sur le continent de ses ancêtres, pour avoir osé dire à la France qu’elle doit à Haïti 21 milliards de dollars. Tant que la France ne décide pas de payer, elle aura toujours à faire face à d’autres réclamations et recourir à d’autres déportations. Cette affaire, qui n’est pas seulement haïtienne mais celle de toute une catégorie de peuples ayant subi l’esclavage, doit être enfin réglée.

Le Président Aristide a introduit cette affaire sur la table des descendants des esclavagistes et les a contraints à donner une réponse juste et équitable. Jusqu’ici rien. Mais cette histoire vieille de deux siècles doit être tranchée une fois pour toutes.

Le temps use le mensonge. Les conflits politiques de 2004 initiés, organisés et entretenus par ceux qui refusaient la demande de réparation, avaient effacé la pertinence de la démarche de restitution du président Aristide. Et voilà qu’aujourd’hui que ce même Aristide fait aujourd’hui des adeptes au sein des impérialismes : il est au centre de l’histoire présente mais aussi de l’histoire universelle.

Les intellectuels haïtiens sous influence étrangère avaient commis une grande erreur en opposant une résistance à Jean-Bertrand Aristide sur une question historique aussi fondamentale. La réclamation de la dette de l’indépendance ainsi que la remobilisation de l’armée par le Président  Jovenel Moise, assassiné dans un pays sous contrôle international, devraient être des sujets de ralliement et d’unité nationale.

Chiffrer les méfaits américains
Mais on devra aussi un jour évaluer les effets de la politique américaine en Haïti. Les Américains s’opposent à ce que Haïti reconstruise son armée. Ils ont imposé un embargo sur les armes, empêchant ainsi notre pays de se doter d’équipements militaires pour assurer sa propre sécurité, alors que la République dominicaine qui partage l’île avec Haïti dispose d’une armée professionnelle et bien équipée. Cette stratégie américaine transforme cette terre en un espace criminel où chaque Haïtien est dans l’attente de la mort. Il serait bien que le New York Times calcule un jour le coût de cette politique néfaste.

La série d’articles du quotidien américain a mis Haïti en ébullition. Mais au sein des élites, à part de quelques réactions timides, c’est le silence. Ces journalistes américains ont peut-être leurs raisons de redonner vie à cette question qu’on croyait enfouie dans nos mémoires. Mais on ne saurait douter de leur objectivité vu qu’ils ont évoqué les méfaits commis par les Américains pendant l’occupation (1914-1934), par exemple le vol d’un demi-million de dollars d’or à la Banque nationale d’Haïti le 17 décembre 1914, même s’ils n’ont pas évalué le montant actuel de ce cambriolage, comme ils l’ont fait pour la dette infligée par la France à Haïti.

La réalité haïtienne parle plus fort que les articles en série du New York Times : il n’y a pas de changement dans la politique des grandes puissances en Haïti. C’est la même stratégie qu’elles avaient adoptée contre Haïti après l’indépendance haïtienne lorsqu’elles ont empêché à ce pays d’avoir une marine marchande pour livrer ses produits à l’extérieur. C’est la même politique d’ajustement structurel imposée au pays par les institutions financières internationales pour brader nos entreprises publiques. C’est enfin le même objectif de domination lorsque les Américains refusent à Haïti le droit de se créer les moyens pour équiper ses forces publiques.

La demande de restitution de la réserve d’or à Haïti et l’exigence de remboursement de la dette de l’Indépendance sont les deux faces d’une même médaille. Elles constituent les sentiers d’une lutte permanente. L’occupation et la colonisation sont les deux faces d’une même politique de domination brutale et d’exploitation des ressources. La dette n’est pas morale, elle est financière. On peut ne pas être d’accord avec la méthode scientifique adoptée par le New York Times pour arriver à l’estimation actuelle de la double dette mais la vérité est que la demande de remboursement a été faite sur la base d’une créance injustifiée imposée à Haïti. La réparation et la restitution ne doivent pas une fiction mais devenir une réalité pour la paysannerie haïtienne qui attend d’être réhabilitée dans ses droits.

Haïti en a assez des occupations étrangères et des missions internationales pour résoudre les problèmes nationaux qui se posent aux Haïtiens. Les « blancs » débarquent et rembarquent sur notre terre comme ils veulent. Cela doit prendre fin.

Pour une rédemption nationale
Il revient donc aux patriotes, progressistes haïtiens de définir leur propre schéma de développement, même s’ils doivent tenir compte de la solidarité internationale nécessaire, qui sera toujours la bienvenue. Haïti est à la croisée des chemins. La République est à terre. La lutte pour l’affirmation de cette nation doit changer de direction et de stratégie. Il faut une jeunesse consciente, éduquée, une nouvelle génération capable de provoquer la renaissance politique, intellectuelle de la nation. Il faut tourner le dos aux canons traditionnels, aux maîtres arrogants qui ont poussé Haïti à ce glissement vertigineux vers le sous-développement chronique. Comment aimer Haïti si on n’ est pas prêt à se sacrifier pour elle? Y a-t-il amour sans sacrifice?

L’antiaméricanisme tout comme le sentiment antifrançais sont improductifs et stériles. Il y des Américains et des Français qui sont sensibles à la détresse haïtienne. C’est pourquoi nos responsables doivent conclure des partenariats avec les universités américaines, françaises, les organisations de foi, les intellectuels, les sociétés civiles des deux pays pour un meilleur accompagnement d’Haïti sur le terrain de sa rédemption nationale.

Faute de ressources financières et économiques, à cause de la mauvaise gouvernance interne, la stratégie du pillage mise en place par les États-Unis et la France auxquelles s’ajoutent les conflits interminables des élites locales, Haïti est placée sous le contrôle d’un pouvoir global où il fait de notre territoire le premier espace transnational. Sa souveraineté et son indépendance sont remises en question. Les dirigeants locaux perdent le droit d’initiative sur les questions qui concernent leur pays. L’avenir de la République d’Haïti se définit ailleurs.

La défaite d’Haïti organisée par les impérialismes n’exclut pas la responsabilité haïtienne, tout comme les défaillances des élites nationales n’exonèrent pas la France et les États-Unis qui ont le contrôle sur tout en Haïti.

En faisant la demande de restitution de la double dette de l’Indépendance, le Président Aristide a fait le sacrifice de sa vie. En dehors de toute autre considération, il a mis son destin dans la balance de l’histoire universelle dans laquelle il est entré triomphalement. La France doit quelque chose à Haïti. Cette phrase n’est plus un slogan, même si la société civile haïtienne, le gouvernement, les intellectuels et la classe politique n’ont pipé mot. Cela se comprend : l’intérêt n’est pas là pour le moment. C’est le temps des négociations politiques et on ne veut pas attirer la colère de ceux qui sont les maîtres de la politique chez nous.

2004 est un embarras historique presque insurmontable pour les élites haïtiennes qui s’étaient mobilisées autour du renversement inconstitutionnel du Président Jean-Bertrand Aristide, situation que l’historien Leslie François Manigat avait qualifié de coup d’État international. Comment guérir ces plaies pour mieux rebondir dans l’histoire? Nous devons encore relever le défi d’être ensemble, noirs et mulâtres, comme à Vertières, en direction du soleil, en empruntant la route qui mène à la dignité.

Aristide réhabilité ?
Les articles du New York Times est un témoignage éloquent de la détermination et la conviction de l’ancien prêtre des bidonvilles. Aristide a eu une grande idée d’Haïti, de son histoire, de ses péripéties et de sa grandeur. Cet article lui a restitué sa dignité originelle perdue dans les intérêts égoïstes des puissances impérialistes et les conflits internes sans grandeur. Dans la patience et l’action calculée, Aristide est en train de réécrire son histoire, celle du vainqueur qu’on croyait avoir vaincu.

Après près de deux décennies, la vérité sort dans la bouche des « grands ». Dès lors, les Haïtiens sont édifiés sur les raisons de l’enlèvement de leur président. La raison du plus fort n’est toujours nécessairement la meilleure. Par son courage de transformer une vérité en une arme de combat, Aristide est celui par qui viendra la rédemption prochaine de toute une race d’hommes. De tout un peuple appauvri.

Au nom de l’Amérique noire, de l’Afrique noire, de la Caraïbe et des millions de noirs en Amérique Latine qui ont bénéficié du geste héroïque des esclaves noirs haïtiens en 1804, au nom de la solidarité de toutes les races, sensibles à la détresse haïtienne, il paraît opportun d’adresser un remerciement à Jean-Bertrand Aristide d’avoir eu, à l’époque, le courage de soulever cette question historique et d’avoir ainsi combattu pour la dignité.

Sonet Saint-Louis av
Professeur de droit constitutionnel, à la faculté de droit, de l’Université d’État d’Haïti
Professeur de droit des affaires à l’UNIFA