Dans un quartier socio-économiquement intermédiaire de Port-au-Prince, à la lisière des extrêmes, un garçon naît d’un père chauffeur de taxi et d’une mère couturière. Un enfant façonné par l’effort, brodé de valeurs, élevé dans le doux espoir d’une ascension sociale. Scolarisé chez les religieux, où l’uniforme n’était pas qu’un vêtement mais un totem d’appartenance à une voie tracée, presque sacrée, celle du mérite, de la discipline et de la promesse d’un avenir « respectable ».
Le garçon suit ce chemin, décroche un poste décent où, luxe ultime, l’on parle anglais. Il obtient ensuite un visa pour rendre visite à la famille élargie aux États-Unis. Un voyage, certes, mais loin d’être un simple loisir, une étape supplémentaire sur le chemin escarpé de l’ascension sociale. Avec ses premières économies, il entame la construction d’une maison, une chanmòt, modeste mais ambitieuse. Inachevée, mais déjà debout, peinture fraîche, carreaux brillants, cuisine modeste mais fonctionnelle. Une maison en chantier, comme sa vie.
C’est le parcours typique de cette frange haïtienne sans reconnaissance institutionnelle, mais que l’on pourrait qualifier de “classe moyenne”. Une éducation acquise à force de mérite, un emploi salarié, un pied dans l’économie formelle, l’autre sur le frein de la précarité, suspendu au-dessus du vide.
Puis vint 2019. Une nuit. Un appel. Un enlèvement.
Des économies d’une décennie volatilisées comme des feuilles mortes emportées par le vent. Il faut vider les comptes, implorer des prêts, vendre la voiture, se priver, supplier. L’homme revient vivant — gloire à Dieu — mais décharné, financièrement et psychologiquement. Mais ce n’était qu’un prélude.
S’ensuivent le lock prolongé, puis la pandémie, qui ébranlent les fondations fragiles du quotidien : école à distance, heures de travail réduites, productivité en déclin. La dernière voiture devient taxi scolaire. On garde le sourire, on s’accroche aux annonces d’aides, aux promesses de reprise. Le visa sera renouvelé, se dit-on, la vie reprendra… enfin, on veut y croire, à force de coups de chapelet et d’espérance têtue, on s’accroche à l’idée qu’il faut y croire.
Bientôt, la maison — symbole de liberté et d’émancipation — devient cible. Non pas convoitée pour achat, mais pour départ. La violence se structure, se pérennise. L’ascension devient chute brutale.
Il faut fuir. Vite. Emporter ce que deux bras peuvent porter. Le reste — souvenirs, meubles, rêves, dignité — reste en arrière. Pas de cyclone, pas de séisme, nous voilà devenir réfugiés.
Ce drame individuel n’est pas un cas isolé. Il incarne, avec une clarté poignante, un phénomène sociétal plus profond, la désagrégation lente, méthodique, de la classe moyenne haïtienne, cette ossature sociale autrefois perçue comme le garant d’un équilibre minimal, pilier discret d’une stabilité, désormais vacillante.
Ce qui est ailleurs perçu comme « standardisé » relève, en Haïti, de l’exception. Les chemins sont minés, les raccourcis inexistants, et les ressources se dérobent comme des mirages dans une flaque d’eau. Ailleurs, cette strate sociale joue un rôle d’amortisseur face aux chocs systémiques, de levier pour la croissance intérieure et de socle pour la stabilité démocratique. Ici, elle n’est plus qu’un pilier fissuré, fragilisé par les secousses d’un chaos sécuritaire, d’un vide institutionnel et d’une démission étatique.
En Haïti, il n’y a jamais eu de véritable politique publique de consolidation de cette frange. La classe moyenne haïtienne n’a pas été construite, elle s’est bricolée. Faite de sacrifices, de petits crédits à taux élevés, de migrations partielles, de doubles emplois, de stratégies de débrouillardise et de foi. Elle s’est développée non grâce à l’État, mais malgré l’État. Aujourd’hui…., même cette résilience acharnée semble toucher ses limites.
Lorsque des familles entières fuient précipitamment leurs foyers pour se replier chez des proches ou dans des abris provisoires, la dimension matérielle n’est qu’un aspect d’un bouleversement bien plus large. C’est un basculement brutal, un effondrement de statut affectant les liens sociaux et l’identité. Une chute silencieuse dans une hiérarchie symbolique. Pierre Bourdieu (1984) y aurait vu un déclassement social, « Une perte graduelle des capitaux économiques, culturels et sociaux, à mesure que s’effondrent les structures de reconnaissance et de reproduction ».
Ce phénomène engendre une double invisibilité. D’abord politique, car cette classe n’est ni assez pauvre pour être secourue, ni assez fortunée pour se relever. Et symbolique, car ses douleurs sont discrètes, feutrées, couvertes d’un voile de dignité stoïque qui interdit le cri.
À qui profite le crime ?
Les promesses d’assistance du gouvernement, toujours formulées en période de crise, ressemblent plus à des sédatifs sociaux qu’à des politiques publiques cohérentes. On nous aide à survivre dans des abris provisoires, mais aucun effort structurant n’est entrepris pour nous aider à demeurer chez nous, en sécurité, avec dignité.
À qui profite le crime? ….à ceux qui rêvent de réorganiser l’espace foncier, économique ou politique d’Haiti? Aux commerçants de gros et de détail ? Aux spéculateurs de misère ?
À qui profite le crime ?… Telle est l’interrogation silencieuse que murmurent, à travers leurs regards éteints, les petits entassés dans des abris provisoires, où les repères s’estompent, et les promesses de stabilité s’éloignent comme un mirage. Ils ne disposent pas encore des mots pour nommer l’effondrement qu’ils traversent, mais en portent déjà, avec une gravité muette…. le poids inscrit dans leurs âmes en gestation.
Aujourd’hui, les familles haïtiennes de cette classe sociale vivent dans un désarroi profond. Elles sont en construction, mais vivent dans les ruines. Fragmentées, ballottées, souvent humiliées par des cohabitations forcées, avec des visas refusés, des emplois perdus, elles ne rêvent plus d’ascension, mais aspirent simplement à une survie digne.
Dans ce tumulte, la classe moyenne, oubliée et fragilisée, vacille en silence. Pourtant, comme le rappelle Esther Duflo, lauréate du prix Nobel d’économie en 2019, « les politiques efficaces sont celles qui reconnaissent la capacité d’action et d’intelligence des plus vulnérables ». Faut-il rappeler que cette classe moyenne délaissée, bien qu’en chute libre, conserve encore en elle les germes d’un redressement collectif.
Dans tous les pays du Sud engagés sur la voie de la transformation, la classe moyenne constitue un pilier stratégique fondamental. Elle stimule la consommation intérieure, favorise l’émergence des talents, joue un rôle de modérateur dans le tissu social et sert de lien entre l’État et les citoyens. Au-delà de ces fonctions structurelles, elle incarne une conscience collective, capable d’exiger des réformes, d’orienter les choix politiques et de soutenir la stabilité démocratique. Il serait illusoire de prétendre bâtir une société résiliente sans reconnaître sa valeur. Esther Duflo, prix Nobel d’économie 2019, l’exprime avec justesse : « Les politiques les plus efficaces sont celles qui reconnaissent aux plus vulnérables une intelligence, une volonté, une capacité d’action ». Il convient de souligner que, malgré son déclin apparent, cette classe moyenne délaissée n’attend que les conditions nécessaires pour renaître.
L’effondrement de cette classe n’est pas seulement une tragédie individuelle, c’est un risque systémique. Lorsqu’elle tombe, c’est tout le pont social qui cède entre les extrêmes, ouvrant la voie à la polarisation, à la violence, à l’instabilité chronique.
Les pays du tiers monde devenus émergents — tels que l’Indonésie, le Vietnam ou, dans une certaine mesure, le Brésil — ont tous misé sur le renforcement d’une classe moyenne solide et résiliente. En Haïti, nous faisons l’inverse, nous offrons le triste spectacle d’un théâtre effondré. La scène s’est écroulée, les projecteurs sont éteints, et il ne reste plus que le public, désorienté, figé au milieu d’un terrain vague. Le spectacle, lui, est suspendu… peut-être pour longtemps.
Et pourtant, c’est cette classe silencieuse mais tenace qui maintient encore les liens fragiles du tissu social. Elle croit encore en l’école, en la loyauté familiale, en la paix. L’abandonner, c’est renoncer à tout espoir de stabilité à moyen terme.
Qui reconstruira ces maisons inachevées, ces projets suspendus ? Comment bâtir une nation sans charpente sociale ? Comme le rappelle Joseph Stiglitz (2012) dans The Price of Inequality : « La classe moyenne est la colonne vertébrale de toute démocratie stable. Sans elle, les inégalités explosent, la cohésion sociale se fragmente, et la société vacille. ».
Ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le répéter” (George Santayana). Pour en saisir pleinement l’essence de ce vécu, il est essentiel de questionner, d’écouter et d’analyser. Ce n’est qu’à travers ces démarches que pourra émerger la capacité de concevoir des stratégies durables.
Alors, la question s’impose: à qui profitera le crime silencieux de l’effondrement de notre classe moyenne ?
Kerlyne Marseille
Psychologue