Quand la violence en direct vole l’enfance — et façonne l’héritage traumatique d’une génération.
En Haïti, l’enfance n’a plus de bac à sable pour construire des châteaux de rêve — elle apprend trop tôt à marcher sur les braises d’un pays à vif. L’innocence doit disparaître, rangée quelque part entre deux coupures de courant et des rafales de balles qu’on n’écoute plus. Depuis quelques années, le pays se débat dans une spirale infernale où la sécurité publique a pris un congé sans solde, laissant les armes faire la loi pendant que l’impunité paraphe, en silence, les actes de violence les plus odieux.
Pendant que les rues de Port-au-Prince, autrefois animées par le vacarme des klaxons et des vendeuses de fritay, se vident à la tombée du jour comme un théâtre sans public, nos téléphones, eux, ne dorment jamais. Ils vibrent, ils notifient, ils exposent, à grand renfort de pixels, le chaos en haute définition. Les réseaux sociaux sont devenus les nouvelles places publiques, où l’on ne débat plus, mais où l’on diffuse sans pudeur : enlèvements en plein jour, exécutions en direct, cadavres abandonnés comme de vieilles affaires sans valeur, cris de douleur devenus trame sonore du quotidien.

Mais alors, qui tient la caméra dans ce théâtre macabre diffusé à ciel ouvert, cette tragédie virale qui s’invite dans nos fils d’actualité comme une série sans fin ? Ce sont, tour à tour, les bandits eux-mêmes, fiers metteurs en scène de leur propre barbarie ; les victimes, quand elles ont encore la force de parler avant de se taire à jamais ; les médias, parfois plus avides de sensation que de justice ; et puis cette fameuse “communauté”, ces spectateurs immobiles, confortablement installés entre deux stories et un selfie, qui “like” l’horreur avec une indifférence pixelisée.
Aujourd’hui, il suffit d’un glissement de doigt pour ouvrir une fenêtre sur l’enfer. Grâce à la magie des téléphones intelligents et des réseaux sociaux — WhatsApp, TikTok, Facebook et consorts — chacun devient à son tour spectateur, messager ou… diffuseur du drame. La tragédie devient tendance, la peur un fil d’actualité, et le sang… une couleur familière sur l’écran. Un nouveau langage visuel est né, où l’horreur perd peu à peu son pouvoir de choquer. On ne regarde plus, on ne réfléchit plus, on ne conscientise plus… on défile du bout du doigt.
Derrière chaque publication se cache un drame humain, mais aussi un impact collectif silencieux, celui subi par les enfants et adolescents exposés, jour après jour, à ces fragments d’horreur en continu. Loin d’être de simples spectateurs, ils deviennent des témoins involontaires, parfois dès l’âge de 7 ou 8 ans, d’un monde où la violence est normalisée, omniprésente, presque banale.
En 2024, plus de 5 000 personnes ont été tuées ou blessées dans des actes de violence en Haïti, selon les données du Bureau des Nations Unies pour les droits de l’homme – un chiffre en hausse de 80 % par rapport à l’année précédente. Pendant ce temps, selon une enquête menée par l’UNICEF, près de 60 % des enfants haïtiens auraient déjà été exposés à des contenus violents via les téléphones ou les médias numériques, souvent sans encadrement parental ni soutien psychologique.
Cette violence digitale, devenue virale, soulève aujourd’hui des questions fondamentales : quel héritage émotionnel et mental laissons-nous à cette jeunesse qui grandit sous le spectre permanent de la peur ? Comment préserver leur équilibre intérieur dans un pays où les images de mort et de terreur font désormais partie du quotidien ?
L’horreur, autrefois réservée aux films interdits aux moins de 16 ans, défile aujourd’hui entre deux vidéos de danse et trois filtres ridicules. Ce qui, hier, provoquait un haut-le-cœur n’arrache plus qu’un haussement d’épaules. On appelle ça la résilience numérique… ou l’anesthésie collective, c’est selon.
Ils n’ont pas perdu leur innocence — on la leur a confisquée, volée à coups de vidéos traumatisantes et de “lives” en direct des ténèbres.
Psychologiquement, c’est une course d’endurance dans un tunnel sans fin, anxiété sourde, stress chronique, sentiment d’insécurité comme toile de fond de l’enfance. La violence, chez nos enfants, n’est plus un événement, c’est le décor. Et parfois, cette étrange sensation que le réel lui-même n’est plus si réel — tout semble faire partie d’un jeu. Les cauchemars deviennent des stories à revivre, et l’empathie, une appli qu’on n’a pas encore pris le temps de télécharger.
Cette violence digitale, devenue virale, soulève aujourd’hui des questions fondamentales : quel héritage émotionnel et mental laissons-nous à cette jeunesse qui grandit sous le spectre permanent de la peur ? Comment préserver leur équilibre intérieur dans un pays où la mort et la terreur circulent librement, à portée d’écran ? Quand l’horreur, devenue banale, s’affiche sans retenue à chaque instant.
Pendant que les enfants naviguent dans un océan numérique peuplé de monstres bien réels, les adultes, eux, rament. Les parents oscillent entre impuissance et culpabilité — un cocktail amer qu’on boit à petites gorgées, en espérant que l’enfant n’ait pas vu cette vidéo-là. “J’ai tout essayé”, disent-ils, le regard perdu entre un verrouillage parental inefficace et une adolescence en mode avion.
Dans les écoles ? On improvise. Pas de boussole, pas de trousse d’urgence pour décrypter une vidéo traumatisante ou apaiser une classe après un “live” cauchemardesque. On enseigne les mathématiques, pas la résilience psychologique en temps de guerre virale ou simplemente en temps de guerre. Les psychologues, quant à eux, dressent un constat que personne ne veut vraiment entendre : troubles de concentration, agressivité spontanée, fatigue émotionnelle à l’âge où l’on devrait jouer à cache-cache. Certains enfants pleurent sans raison, d’autres ne pleurent plus du tout.
Et pendant ce temps, l’État — ce grand absent — contemple le vide, sans campagne de sensibilisation, ni programme éducatif, ni même un petit guide pour apprendre aux parents à dire : “Non, tu ne regarderas pas cette vidéo.”
Et demain, que nous reste-t-il à espérer ? Une génération qui grandit sous une pluie de peurs apprend à danser sous l’orage… ou à en devenir le tonnerre. À force d’exister dans l’œil du cyclone, certains cessent d’avoir peur, d’autres cessent de ressentir. L’horreur ne les touche plus — ou pire, elle ne les dérange même plus.
Face à ce paysage, il ne s’agit plus seulement de réagir. Il faut repenser. L’éducation, les médias, les contenus numériques, tout est à revoir, à réguler, à humaniser.
Il est temps de reconstruire un imaginaire collectif où, malgré la nécessité de rapporter les faits, nous pouvons refuser d’en faire la vitrine de la barbarie. Nous avons le droit et le devoir de commenter sans glorifier, d’informer sans amplifier, d’attendre mieux sans banaliser l’indicible.
Que nos mots deviennent résistance, que nos partages soient des ponts vers la lumière, non des tribunes offertes aux metteurs en scène de l’horreur. Refusons de devenir les messagers involontaires de leurs exploits machiavéliques. La paix, même au cœur du tumulte, doit émouvoir davantage que le buzz du sensationnel. Et l’espoir, oui, a encore droit de cité.
La violence visible blesse. Mais celle qui s’insinue dans l’ombre, à coups de pixels et de “like”, détruit en silence. Chaque clic, chaque partage, chaque vidéo relayée est une goutte de plus dans le vase mental de nos enfants.
Il est urgent vital même d’un sursaut collectif. De tracer des limites éthiques. De réinventer, enfin, une éducation numérique à la hauteur des tempêtes que traverse Haïti.
Kerlyne Marseille
Psychologue