La commercialisation du Créole d’Haïti : une voie sans issue !

Avant d’examiner l’idée de la « commercialisation » du créole que mentionne l’article « Orientating Haitian Youth : Oryantasyon Jenès Ayisyen », il y a lieu de préciser que ces dernières années plusieurs idées farfelues et certaines approximations délirantes ont été portées par l’un et l’autre « défenseurs » du créole opposés à l’aménagement simultané des deux langues officielles d’Haïti, le créole et le français. Ainsi en est-il de l’article de Pierre-Yves Roy, « Comment transformer le créole haïtien en un produit de développement durable» (Le National, 26 juin 2018), texte dans lequel l’auteur plaide pour que le créole soit la « seule langue officielle d’Haïti »au titredune « plus-value commerciale » obscure sinon fumeuse. Nous avons démontré l’inanité de cette proposition dans notre article « Le créole haïtien n’est pas « un produit de développement durable» (Le National, 5 juillet 2018). L’idée anticonstitutionnelle et irréaliste de faire du créole la « seule langue officielle d’Haïti »en excluant le français, l’une des deux langues de notre patrimoine linguistique national, a également été soutenue par l’un des membres de l’Académie créole, Gérard-Marie Tardieu, auteur du livre très peu connu « Yon sèl lang ofisyèl » (« une seule langue officielle ») paru en 2018 aux Éditions Kopivit laksyon sosyal. Par un article publié dans Le National le 7 juin 2018, « Le créole, « seule langue officielle » d’Haïti : mirage ou vaine utopie ? », nous avons soumis à l’analyse cette idée chimérique, anticonstitutionnelle et irréaliste en montrant notamment qu’un individu lambda ne peut, seul, au périmètre de ses élucubrations fantaisistes, se substituer à la majorité de la population haïtienne qui a par référendum ratifié la Constitution de 1987 dans laquelle est consignée la co-officialité non hiérarchisée du créole et du français.

Ces idées chimériques relèvent en gros des mécanismes de l’unilatéralisme, une doctrine qui ne prend en compte qu’un seul côté d’une situation et qui conteste la suprématie du droit et de la délibération collective. Quant à lui, le monolinguisme identitaire renvoie au déni, dans une formation sociale donnée, de la coexistence d’une ou de plusieurs langues aux côtés de la langue parlée par la majorité de la population. L’unilatéralisme créolophile, sur le mode d’un monolinguisme identitaire et myope, tourne allègrement le dos aux sciences du langage, au plurilinguisme et à la jurilinguistique en ayant recours à des « arguments » pour l’essentiel de nature idéologique. Ainsi, tout en s’efforçant de diaboliser le français, certains prédicateurs créolophiles assument que la défense du créole doit obligatoirement se faire sur le mode de l’exclusion d’une autre langue –le français, langue co-officielle depuis 1987. Sectaire et dogmatique, cette posture d’exclusion revient à nier le caractère historiquement constitué de notre patrimoine linguistique bilingue (voir là-dessus nos articles « Le patrimoine linguistique bilingue d’Haïti : promouvoir une vision rassembleuse » (Le National, 25 mai 2018) ; et « Faut-il exclure le français de l’aménagement linguistique en Haïti ? » (Le National, 20 août 2017).

Par un article publié le 31 juillet 2017 dans Le National, « Le monolinguisme créole est-il une utopie ? », nous avons levé le voile sur les mirages du monolinguisme. Dialoguant avec le philosophe Jacques Derrida  –auteur, entre autres, de « De la grammatologie » (Éditions de Minuit, 1967) et de « Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine » (É́ditions Galilée, 1996)–, le romancier et philosophe martiniquais Édouard Glissant conteste en ces termes l’enfermement que charrie le monolinguisme : « On ne peut plus écrire son paysage ni écrire sa propre langue de manière monolingue. Par conséquent, les gens qui, comme par exemple les Américains, les États-Uniens, n’imaginent pas la problématique des langues, n’imaginent même pas le monde. Certains défenseurs du créole sont complètement fermés à cette problématique.Ils veulent défendre le créole de manière monolingue, à la manière de ceux qui les ont opprimés linguistiquement. Ils héritent de ce monolinguisme sectaire et ils défendent leur langue à mon avis d’une mauvaise manière. Ma position sur la question est qu’on ne sauvera pas une langue dans un pays en laissant tomber les autres. » (« L’imaginaire des langues : entretien avec É́douard Glissant », par Lise Gauvin ; dans Études françaises : « L’Amérique entre les langues », volume 28, numéros 2-3, automne – hiver 1992.)

L’unilatéralisme créolophile, qui prétend faire du créole la « seule langue officielle d’Haïti »en excluant le français, s’alimente également à d’autres dérives idéologiques. C’est par exemple à une défense unijambiste et borgne du créole haïtien que nous convie à son tour Bito David. Son propos vindicatif voire xénophobe mérite d’être cité tant il illustre  les errements idéologiques propres à « l’enfermement catéchétique » de certains prédicateurs « créolistes » dont nous avons démontré l’inanité dans l’article « Faut-il exclure le français de l’aménagement linguistique en Haïti ? » (Le National, 20 août 2017). Bito David s’exprime donc en ces termes : « Edike yon Ayisyen nan lang franse seyon krim,yon aberasyon,yon mechansteke anpil nan nou viktim, epi ki lage nou nanyon viris mantalak sikolojik ki ap minen piti piti tout sa ki ta kapab ede n makonen ak reyalite lavi nou nan koneksyon ak kominote nou, fondasyon n kom yon pep patikilye ak anviwonnman nou. » Ainsi, scolariser un Haïtien en français serait « un crime, une aberration » ; pire : « un virus mental » qu’il faudrait combattre par la « créolisation » du système éducatif en Haïti (Bito David : « Pou kreyolizasyon sistèm edikasyon peyi Ayiti », Facebook, 27 août 2017). Alors même qu’il s’insurge, en ignorant l’article 5 de la Constitution de 1987, contre la scolarisation en français des Haïtiens –ce qui selon lui est un « crime », une « aberration », un « virus mental »–, Bito David est l’heureux auteur de plusieurs livres publiés en français, notamment  « Les exils de misère », « Peines d’une tragédie : 12 janvier 2010 », et « Masques et nudité ».

Les différentes manifestations de l’unilatéralisme créolophile ont toutes un trait commun : opposer les langues entre elles, masquer les fondements politiques, économiques et historiques des inégalités sociales en Haïti tout en évacuant l’impérative question des droits linguistiques au pays et, également, en une volontaire cécité, nier le caractère bilingue créole-français de notre patrimoine linguistique national.

Que recouvre donc l’improbable « commercialisation » du créole d’Haïti ?

L’article « Orientating Haitian Youth : Oryantasyon Jenès Ayisyen » promeut un appui à « l’orientation et la formation des jeunes » dans le cadre des objectifs de l’ITIAHaitiqui consistent, entre autres, à « faire la promotion et la commercialisation de la langue créole ». Selon l’information accessible sur son site, « ITIAHaiti ou l’Innovation du terroir par les Itiahistes pour l’avancement d’Haïti est une organisation socio-éducative et culturelle créée dans l’optique d’aider les jeunes à concrétiser leurs rêves. Sa mission principale est de revitaliser la culture haïtienne, d’aider les jeunes à renforcer leur leadership en les encourageant à prendre la voie de l’entrepreneuriat et des arts. » L’ITIAHaiti entend, sans en préciser les modalités, « mondialiser [sic] le créole haïtien en tant que langue révolutionnaire » [sic] (cf. l’article « ITIAHaiti : organisation littéraire et artistique des jeunes haïtiens à Boston », Le National, 31 mars 2020.)

Pour contribuer à éclairer la réflexion sur l’idée de la « commercialisation » du créole, il est utile de rappeler que le terme « commercialiser » signifie « Faire entrer dans le circuit de la distribution commerciale, répandre par le commerce » (Centre national des ressources textuelles et lexicales). La « commercialisation », quant à elle, est l’« Ensemble des activités commerciales d’une organisation ayant des répercussions directes sur la vente de ses biens ou services » ; également, « La commercialisation concerne généralement la fixation des prix, le choix des réseaux commerciaux, la publicité et la communication ainsi que la gestion de la vente et la fidélisation de la clientèle. »  (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française.) Ainsi, les promoteurs de la « commercialisation » du créole –en une relative parenté spéculative avec l’idée de Pierre-Yves Roy de transformer cette langue en un « produit de développement durable »–, entendent donc faire entrer le créole dans le circuit de la distribution commerciale et le répandre par le commerce. Cette assertion est fantaisiste et fausse au regard de la sociolinguistique et de l’aménagement linguistique. D’une part, le créole n’est pas un « bien » ou une « marchandise » qui, à ce titre, peut être mis en vente dans un circuit de distribution commerciale. Une « marchandise », rappelons-le, est un « Bien d’usage économique qui fait l’objet de spéculations sur un marché » ; c’est aussi un « Produit qui fait l’objet d’une transaction commerciale, qui s’achète ou qui se vend. » (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française.) D’autre part, le créole, en tant que système codifié de communication entre locuteurs, est à ce titre déjà présent partout en Haïti dans tous les circuits de commercialisation et de production, dans les marchés publics, les magasins, les petites boutiques, etc. Idée fantaisiste qui n’a aucun fondement linguistique, la pseudo « commercialisation » du créole n’a rien à voir avec le concept de « marché linguistique » institué par Pierre Bourdieu et, dans le cas d’Haïti, analysé par le linguiste Hugues Saint-Fort dans son article paru en mai 2014 sur les sites www.berrouet-oriol.com et Potomitan, « Le « marché linguistique » haïtien : fonctionnement, idéologie, avenir ». Hugues Saint-Fort précise que « Le concept de « marché linguistique » a été introduit en France vers la fin des années 1970 par le célèbre sociologue et philosophe français Pierre Bourdieu (1930-2002). Ce concept n’est peut-être pas aussi connu que d’autres concepts bourdieusiens, comme le capital (culturel, social, symbolique), l’habitus, le champ, la reproduction, la violence symbolique, la distinction… mais il occupe une place fondamentale dans la réflexion de Bourdieu sur la langue. C’est dans son livre inoubliable « Ce que parler veut dire » (1982) sous-titré « L’économie des échanges linguistiques » que Bourdieu a développé ce concept apparu pour la première fois dans un exposé fait à l’Université de Genève en décembre 1978 puis repris dans son livre « Questions de sociologie » (1980). Pour Bourdieu, « il y a marché linguistique toutes les fois que quelqu’un produit un discours à l’intention de récepteurs capables de l’évaluer, de l’apprécier, et de lui donner un prix».

Les rares supporteurs de l’improbable « commercialisation » du créole promeuvent donc une idée aussi illusoire que confuse dans la réflexion sur le créole. Cette idée est vaine et confuse parce qu’elle ne repose sur aucune démarche analytique capable de la légitimer et de la rendre crédible alors même qu’elle est dénuée d’un appareillage conceptuel cohérent en linguistique et, plus largement, en sciences sociales. Et elle est porteuse de confusion au sens où, tout en étant très marginale, elle s’apparie à la vision de l’unilatéralisme créolophile et du monolinguisme myope qui tendent à obscurcir toute analyse rigoureuse de la situation linguistique d’Haïti. Il faut prendre toute la mesure que les promoteurs de la « commercialisation » du créole amalgament, en une nuit pré-conceptuelle, les notions de « langue », de « bien » commercial et de « marchandise », et pareille confusion autorise d’ailleurs à se demander s’ils savent véritablement ce qu’est une langue, une langue maternelle minorée au plan institutionnel et les fonctions dévolues à la langue dans différents contextes de communication. D’autre part, en procédant à l’amalgame entre les réalités distinctes que recouvrent les notions de « langue », de « bien » commercial et de « marchandise », ils oblitèrent la nécessaire compréhension des mécanismes sociopolitiques des inégalités sociales en Haïti que la langue exprime sur différents registres.

L’improbable « commercialisation » du créole s’apparie également à l’idée d’une « essentialisation » du créole au sens où celui-ci serait le seul et unique trait de définition de l’identité haïtienne, le vecteur majeur sinon unique du « développement » du pays encore « colonisé » par la langue française. Cette « essentialisation » du créole contribue ainsi à alimenter la nouvelle mouture d’un certain discours « nationaliste » à l’œuvre dans le corps social haïtien depuis 1957 et qui a enfanté, avec Duvalier, la gangstérisation du pouvoir d’État, l’extinction des droits citoyens ainsi que la généralisation des crimes perpétrés par les VSN/tontons macoutes durant la dictature duvaliériste au nom de la rédemption de la « race noire ». La quasi-déification de la langue créole –à travers l’idée de sa « commercialisation » ou d’une volonté d’en faire un « bien durable »–, s’apparente par ailleurs à un commode voile servant à embrouiller l’adéquate compréhension des rapports entre les langues présentes sur le territoire national tout en oblitérant celle de l’analyse des causes et des mécanismes sociopolitiques des inégalités sociales en Haïti. S’exprimant au sujet d’une certaine idéologie néolibérale qui a des effets jusque dans le champ linguistique, le célèbre linguiste Claude Hagège précise à dessein que, dans leur volonté d’instituer un ordre impérial à l’échelle internationale, « Les Américains ont voulu imposer l’idée selon laquelle un livre ou un film devaient être considérés comme n’importe quel objet commercial. » (« Imposer sa langue, c’est imposer sa pensée » ; entrevue de Claude Hagège avec Michel Feltin-Palas, l’Express, 28 mars 2012.) Cédant donc aux sirènes de l’idéologie néolibérale, des jeunes de l’ITIAHaiti, en dehors de toute analyse de la situation linguistique d’Haïti, croient faire œuvre utile en prêchant la « commercialisation » de la langue créole. Morte née, cette idée n’aura pas de suite dans le corps social haïtien en particulier parce qu’elle n’a rien à voir avec l’aménagement du créole. Elle nous permet toutefois de rappeler que l’idéologie, par les différentes visions du monde qu’elle enfante, traverse toutes les strates de la société haïtienne, elle s’invite dans les sciences du langage pour le meilleur comme pour le pire, et il lui arrive, dans le cas d’Haïti, de déporter la réflexion linguistique vers les rives du fanatisme linguistique à l’œuvre dans nombre de prises de position de certains prédicateurs « créolistes ». C’est donc en cela qu’il est nécessaire de mettre en débat les vues exprimées par l’unilatéralisme linguistique, comme d’ailleurs il importe de faire porter le regard critique sur les préjugés de dévalorisation du créole, les idées farfelues, les approximations délirantes et les slogans creux qui polluent la réflexion sur le créole.

Promouvoir la défense et l’aménagement du créole, aux côtés du français, sur la base des droits linguistiques consignés dans la future politique linguistique de l’État haïtien

Il y a lieu de rappeler que tout citoyen a le droit de s’exprimer sur la situation linguistique haïtienne et de défendre ses idées. Dans leur diversité, les idées véhiculées par des non linguistes peuvent enrichir la réflexion, indiquer le degré de compréhension de la question linguistique parmi la population, mais elles peuvent aussi exprimer des vues fantaisistes comme nous venons de le voir avec la pseudo « commercialisation » du créole. Contrairement aux dérives idéologiques auxquelles nous invitent les prédicateurs fondamentalistes d’un créole « essentialisé », la défense du créole demeure primordiale dans la perspective de son aménagement ordonné aux côtés du français, mais cette défense doit être rigoureusement conduite dans le cadre d’un aménagement de nos deux langues officielles porté par l’État et l’éclairage des linguistes s’avère indispensable pour ne pas emprunter des voies sans issue.

À contre-courant de l’unilatéralisme créolophile et de son plus récent avatar, la « commercialisation » du créole, nous proposons une conséquente analyse de la situation linguistique d’Haïti assortie de propositions cohérentes d’aménagement simultané de nos deux langues officielles –analyse et vision institutionnelle étayées dans le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (par Berrouët-Oriol et al, Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti », 2011). L’analyse et les propositions contenues dans ce livre sont exposées et consolidées sous plusieurs angles dans nos articles de vulgarisation linguistique publiés depuis environ quatre ans sur plusieurs sites et en particulier dans les pages du journal Le National en Haïti.

En l’espèce, il s’agit de bien comprendre en quoi consiste l’aménagement linguistique et en quoi elle doit être une politique d’État, d’envergure nationale et prioritaire.

Au chapitre « Politique, planification, aménagement… linguistique : l’émergence de la sociolinguistique appliquée » de son article « Les politiques linguistiques » paru dans « Mots – Les langages du politique », 94/2010, le sociolinguiste Henri Boyer précise que « La notion de politique linguistique, appliquée en général à l’action d’un État, désigne les choix, les objectifs, les orientations qui sont ceux de cet État en matière de langue(s), choix, objectifs et orientations suscités en général (mais pas obligatoirement) par une situation intra- ou intercommunautaire préoccupante en matière linguistique (on songe à l’Espagne au sortir du franquisme ou à la Yougoslavie de Tito) ou parfois même ouvertement conflictuelle (comme c’est le cas de la Belgique aujourd’hui). L’expression politique linguistique employée ici comme entrée dans ce sous-champ de la sociolinguistique qu’est la sociolinguistique appliquée (à la gestion des langues) semble avoir été utilisée tardivement (dans les années soixante-dix du 20e siècle) à la fois aux États-Unis et en Europe (Calvet, 1996, p. 6), bien après celle de planification linguistique, traduction de language planning dont la paternité revient, selon Louis-Jean Calvet (1996, p. 4), à Einar Haugen (1959), expression qui se verra par la suite concurrencée par normalisation linguistique (Aracil, 1965, pour le domaine catalan-espagnol) et aménagement linguistique (Corbeil, 1980, pour le domaine québécois-francophone). Enfin Jean-Baptiste Marcellesi et Louis Guespin proposent le terme glottopolitique avec, semble-t-il, le souhait d’élargir la qualification afin d’« englober tous les faits de langage où l’action de la société revêt la forme du politique » (Guespin, Marcellesi, 1986, p. 5).
À cet égard, une politique linguistique pourra, comme le précise le sociolinguiste Henri Boyer dans le même article,

–  « concerner telle langue dans ses formes : il peut s’agir alors d’une intervention de type normatif (visant, par exemple, à déterminer une forme standard, à codifier des fonctionnements grammaticaux, lexicaux, phonétiques…, ou encore à modifier une orthographe, etc., et à diffuser officiellement les [nouvelles] normes ainsi fixées auprès des usagers) ;

– concerner les fonctionnements socioculturels de telle langue, son statut, son territoire, face aux fonctionnements socioculturels, au(x) statut(s), au(x) territoire(s) d’une autre/d’autres langue(s) également en usage dans la même communauté, avec des cas de figures variables (complémentarité, concurrence, domination, etc.). »

En mettant à l’avant-plan « l’action d’un État », Henri Boyer –à l’instar du linguiste québécois Jean Claude Corbeil, spécialiste mondialement reconnu et auteur entre autres de « L’aménagement linguistique du Québec », Éditions Guérin, 1980–, nous introduit à l’aspect principal de l’entreprise aménagiste. Dans le champ de l’aménagement linguistique, le rôle central et novateur de l’État est particulièrement primordial en Haïti, et c’est pourquoi nous l’avons situé dans le cadre de la mise en œuvre des droits linguistiques au titre d’un droit premier dans le grand ensemble des droits citoyens et il est constitutif de l’établissement d’un État de droit au pays (voir notre article « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique », Le National, 11 octobre 2017). Or il s’avère que l’État haïtien est lui-même un obstacle à l’aménagement du créole et du français en Haïti : depuis l’adoption de la Constitution de 1987, qui consigne la co-officialisation des deux langues de notre patrimoine linguistique national, l’État n’a élaboré aucune politique linguistique nationale et n’a adopté aucune loi d’aménagement simultané de nos deux langues officielles. C’est donc dans cette perspective juridique et institutionnelle que doivent s’inscrire les initiatives de la société civile haïtienne : plutôt que de se fourvoyer dans le cul-de-sac de la « commercialisation » du créole, les institutions de la société civile haïtienne ont tout à gagner à contribuer à l’élaboration d’une politique linguistique nationale et à celle de la première loi d’aménagement simultané de nos deux langues officielles.

Robert Berrouët-Oriol