Pourquoi envisager la suppression de la Constitution de 1987 ?Une analyse critique du rapport du Groupe de travail sur la révision constitutionnelle par le professeur de droit constitutionnel Sonet Saint-Louis
En 1995, après une analyse approfondie et une réflexion sur la Constitution de 1987 largement adoptée par le peuple haïtien, la professeure de droit constitutionnel, Dr. Mirlande H. Manigat, a lancé son plaidoyer en faveur d’une nouvelle constitution. Elle a estimé que le texte comportait trop de confusions, d’ambiguïtés, d’imprécisions et même de contradictions. Son travail, tout comme celui de nombreux autres, doit être envisagé dans le cadre d’un véritable amendement du texte fondateur de 1987.
Concernant le destin de notre loi fondamentale, les avis sont partagés. Le président René Préval, sous la présidence duquel le premier amendement constitutionnel a eu lieu, avait déclaré que la Constitution de 1987 était source d’instabilité. Le dernier président élu sous l’égide de cette constitution, Jovenel Moïse, qui avait tenté de la supprimer, partageait le même avis.
Les premiers amendements du texte originel sont intervenus sous l’ administration du Président René Préval en 2011. Ceux-ci ont permis à René Préval de mener à bien son projet inavoué d’instaurer un pouvoir oligarchique en Haïti, en limitant ou en retirant la participation du peuple dans certaines instances décisionnelles. Par exemple, dans cet amendement, les Assemblées départementales ont été écartées de la formation du Conseil électoral provisoire. Il en est de même pour les Assemblées territoriales qui devaient jouer un rôle clé dans le choix des juges de nos différentes instances judiciaires. Ce projet des élites d’écarter le peuple dans toutes instances décisionnelles du pays est, aujourd’hui plus jamais, à l’œuvre à travers toute une machination politique de l’élite dirigeante en dehors de toutes les préoccupations de la population.
Il est évident que le texte de 1987 comporte des lacunes. Une constitution est à la fois une œuvre technique et juridique, et non une poésie faisant appel à la beauté et au style poli. Une constitution doit respecter des critères de clarté et de précision. Avant tout, elle doit être conçue en fonction des aspirations profondes de la nation. Elle doit se développer en dehors de toute influence externe, qui pourrait aller à l’encontre de nos sensibilités culturelles, de nos réalités historiques et sociologiques. Elle doit être à la hauteur de nos ambitions. Bref, la Constitution doit imprégner l’esprit du peuple.
De plus, une constitution est faite pour être exécutée. Pour ce faire, il faut que nous nous dotions des moyens politiques et économiques nécessaires pour l’appliquer. Malgré ses défauts intrinsèques, ce texte n’a jamais été mis en œuvre de manière adéquate par les gouvernants chargés de sa mise en application. Quelle loi a-t-elle réellement été appliquée correctement en Haïti depuis nos deux siècles d’indépendance ? Pourquoi donc, même des lois jugées excellentes, n’ont-elles jamais été correctement appliquées ? Derrière cette réforme se cache toute la défaillance des élites dominantes et dirigeantes d’Haïti qui ont pillé la république et l’ont conduite vers sa chute finale. En moins de trois décennies après l’exil des Duvalier, le sol haïtien a été le théâtre de trois interventions militaires étrangères. Quelle dégénérescence ! Quelle déchéance ! Combien l’ampleur de cette faillite d’idéaux est désolante !
Des élites mangeuses de constitutions
En quoi les ambiguïtés, les imprécisions et les contradictions de notre constitution sont-elles responsables de la mauvaise gouvernance du pays, du pillage des caisses publiques, de l’ascension des plus corrompus à la tête des affaires publiques, ainsi que de l’insécurité et du climat de chaos dans lequel les élites politiques nous ont plongés ? En seulement deux siècles d’histoire, ceux qui violent les lois et les constitutions ont élaboré vingt-trois (23) constitutions. Nous sommes devenus un laboratoire qui produit des constitutions.
Cette réalité brutale traduit non seulement un problème de gouvernance politique, mais aussi un refus des élites haïtiennes d’accepter le droit et de vivre selon les normes sociales qu’elles s’imposent elles-mêmes. Ce rapport difficile au droit et à la source de toutes nos barbaries étalées à la face du monde.
Comment peut-on donner des lois, une constitution à des élites qui ne les veulent pas et ne les respectent pas ? Les élites haïtiennes sont des élites sauvages. Peut-on donner des lois à des sauvages ? C’est comme jeter des perles à des cochons. La loi est une question de civilisation. Le respect de la loi est une question d’éducation. Il faut apprendre aux élites haïtiennes à aimer la loi et à la vouloir. Pour que nos lois soient respectées, il faut une politique. Et la première partie de la politique, c’est l’éducation. Alors, formez des hommes et des femmes, et tout ira bien.
La Constitution de 1987 a un sombre bilan en ce qui concerne son exécution. Elle n’a jamais été respectée parce que les élites haïtiennes sont incapables d’évoluer dans une société haïtienne dominée par les principes démocratiques, l’État de droit et la bonne gouvernance. Une constitution, politiquement acceptable et techniquement bien rédigée, ne sera jamais appliquée chez nous tant que les mentalités des élites dirigeantes et dominantes haïtiennes resteront dans l’état actuel.
Élaborer une constitution maintenant, avec toutes les garanties politiques et techniques, c’est s’exposer à ce qu’elle soit “mangée” dans trois ans. Les “mangeurs de constitution” sont ces acteurs dominants du chaos, ceux-là mêmes qui dominent la scène politique haïtienne depuis trois décennies. Ce sont les mêmes acteurs qui ont porté tous les coups contre la démocratie libérale, à qui l’on confie désormais la responsabilité de rédiger une nouvelle constitution, alors qu’ils n’ont aucune compétence éprouvée en matière constitutionnelle. Une démarche pervertie d’avance ! Soyons pour une fois sérieux !
Sortir de cette perversion nécessite d’offrir au pays une nouvelle grille d’analyse, scientifiquement fondée, en matière constitutionnelle. Notre démarche consiste à déconstruire le travail du groupe de travail sur la réforme constitutionnelle initié par le gouvernement de facto actuel, en mettant en évidence ses limites et ses faiblesses, et en dénonçant son absence de pertinence théorique, c’est-à-dire l’ignorance du régime politique haïtien tel qu’il est défini par la Constitution de 1987. Cette méconnaissance du texte originel mène à une analyse qui le dénature.
L’analyse que nous livre le groupe de travail sur la Constitution, parce qu’elle est en dehors de la plaque, ne peut en aucun servir de référence pour rédiger un nouveau projet de constitution. Les justifications apportées pour supprimer la constitution de manière illégale sont globalement erronées. Ce qui nous amène à faire les considérations qui suivent de manière à faire comprendre que le texte de 1987 est victime de la mauvaise propagande des élites rétrogrades haïtiennes au service des élites globalistes.
La Constitution de 1987 définit un régime parlementaire, prenant en compte des problèmes politiques et historiques qui ont favorisé l’exercice d’un pouvoir exécutif omnipotent, entravant ainsi de manière continue l’avènement d’un État de droit en Haïti, où gouvernants et gouvernés doivent se soumettre aux mêmes exigences de la loi.
Contrairement à ce que suggèrent les travaux du groupe de travail sur la Constitution, la Constitution de 1987 n’a pas diminué l’importance de l’institution présidentielle en Haïti. En réalité, elle a remplacé la force suprême du pouvoir présidentiel par celle des principes de l’État de droit. Sur cette question fondamentale, qui échappe largement à la réflexion de nos meilleurs juristes haïtiens, les concepteurs de la Constitution française de 1958 auraient beaucoup à apprendre de nos constituants haïtiens. Qui doit inspirer qui ?
On peut se demander aisément : la France est-elle un État de droit et en quoi la Constitution française de 1958, à laquelle certains juristes haïtiens se réfèrent pour juger de la pertinence de celle d’Haïti, et concluent à sa non validité opérationnelle, favorise-t-elle un véritable État de droit en France ? Ces questions ne sont pas sans fondement pour ceux qui souhaitent interroger le droit de l’ancienne puissance coloniale. La modernisation du droit n’est pas synonyme d’occidentalisation du droit, comme l’a écrit le Dr Josué Pierre-Louis.
Des reproches infondés
Les personnalités impliquées dans la révision de la Constitution de 1987 justifient son écartement en avançant qu’elle a provoqué un déséquilibre entre les pouvoirs exécutif et législatif, au détriment de ce dernier. Cependant, il n’en est rien. Rétablir l’équilibre entre les deux branches du pouvoir politique de l’État aurait impliqué de permettre au président de la République de disposer du droit de dissoudre le Parlement, comme c’est le cas en France avec la Constitution de la Ve République. C’est, selon l’ancien professeur de droit constitutionnel, Dr Monferrier Dorval, la seule manière de rationaliser le régime politique haïtien et d’assurer l’équilibre entre les pouvoirs.
Nous avons un avis fondamentalement différent. Le droit de dissolution va à l’encontre du principe de l’égalité politique, qui est l’expression même de l’exercice du suffrage universel. Ce droit sacré du peuple ne peut être remis en cause, sauf dans le cas où un élu se rend indigne de la confiance que le peuple, dépositaire de la souveraineté, a placée en lui. Le principe de non-dissolution est un garant essentiel de l’État de droit.
Permettre au Président de la république, élu au suffrage universel, de disposer du droit de dissoudre le parlement, alors que les membres de cette instance partagent la même source de légitimité que lui, n’est pas la meilleure façon de mettre fin au blocage politique, de résoudre les problèmes liés aux négociations politiques entre parlementaires lors du choix et de la ratification du Premier ministre ainsi que de sa déclaration de politique générale. Cette analyse trop simpliste ne résiste pas à l’examen.
En réalité, le régime politique haïtien a été perverti par les politiciens traditionnels haïtiens, obsédés par leur désir de pouvoir personnel et leur quête de l’argent facile. La création d’une commission de conciliation instituée dans le texte originel pour résoudre les conflits entre les deux instances politiques représente une grande innovation politique. Elle incite les dirigeants à privilégier le dialogue permanent pour surmonter les obstacles majeurs auxquels le pays est confronté. Ce recours au dialogue, par l’intermédiaire de cette commission, renforce l’indépendance des pouvoirs, dont la cohésion garantit l’unité de la souveraineté nationale.
Se référant à la logique du groupe de travail sur la constitution, rationaliser le régime politique haïtien reviendrait à en définir la raison d’être. Une telle analyse implique que ce régime défini par la constitution de 1987 n’avait pas de raison d’être et qu’il n’avait pas pour objectif de résoudre les problèmes qui se posaient après le départ de la dictature. Réfléchir ainsi, c’est dire carrément que le texte de 1987 était simplement bon pour la poubelle.
Peut-on, en effet, résoudre le problème de la rationalité haïtienne à partir de la rationalité française, croyant que la nôtre semble frappée d’une sorte de défaillance de la raison ? En d’autres termes, peut-on ériger la rationalité française comme juge de la rationalité haïtienne ? Qui doit inspirer l’autre ? Qui parle pour qui ?
Les constituants français, à travers le texte de 1958 qui fondait la 5e République, devaient résoudre les problèmes auxquels la France était confrontée. À la base de ce texte, il y avait une rationalité française incontestable, visant à résoudre les problèmes de gouvernance de la France depuis la IVe République. En 1987, Haïti, avec sa nouvelle constitution, avait pour tâche de régler ses propres problèmes de gouvernance, après plus de trente ans de pouvoir autoritaire du régime des Duvalier. Cela sous-entend qu’il existe une rationalité à la base du régime politique haïtien, qui est tout à fait différente de celle de la France.
La Constitution haïtienne de 1987, de même que celle de la France de 1958, n’a pas été élaborée dans un vide factuel. Il y a toujours une raison derrière la loi, comme l’a écrit mon ancienne professeure de droit constitutionnel, Mme Daniel Pinard. Ces raisons peuvent être philosophiques, historiques, politiques, économiques, culturelles, etc. L’ensemble de ces causes constitue l’esprit général de la nation, qui résonne dans sa Constitution et ses lois. Tout ceci constitue le fond naturel du peuple. Celui-ci engendre des normes singulières qui ne semblent pas susceptibles d’être jugées à l’aune d’une rationalité ou d’une moralité universelle.
Ne confondons pas la France avec Haïti, sa rationalité avec la nôtre. Les émotions d’un peuple deviennent des faits, et les individus qui forment la collectivité nationale ne sauraient être régis en laissant de côté leurs émotions et leurs sensibilités culturelles. Telle est donc la résonance de la post-modernité, qui remet en question l’idée d’une transcendance de la raison, notamment la raison juridique. « Chaque nation, selon Montesquieu, possède son fond naturel » par lequel le peuple construit sa raison pour s’élever à des « buts supérieurs », pour répéter Hegel.
Les freins et contrepoids de notre Loi-mère
Les freins et les contre-pouvoirs établis dans la constitution de 1987 ont toujours leur raison d’être. La démocratie n’est pas acquise une fois pour toutes. L’État de droit est une quête incessante. La tentation dictatoriale des Haïtiens n’a pas disparu après ces trois décennies qui ont vu le départ des Duvalier. Au contraire, l’appétit pour le pouvoir hors norme augmente chez les dirigeants haïtiens, qui ne se retiennent pas. Un gouvernant, disait Albert Camus, est celui qui s’empêche, qui se limite. L’expérience de ces trois décennies démontre de manière éloquente que les dirigeants haïtiens n’ont pas de limite. Ils franchissent toutes les limites, même celles qui sont établies par nos lois. Il est aberrant de supprimer une constitution qui impose des limites à des dirigeants pour en fabriquer une autre, afin qu’elle soit conforme aux réflexes autoritaires de nos dirigeants.
L’établissement des contrepoids dans la Charte fondamentale a été une mesure de pondération et de modération de l’exercice du pouvoir exécutif, s’inscrivant dans la vision des penseurs et philosophes du XVIIIe siècle, qui croyaient que la dictature ne pouvait venir que de l’exécutif. Influencés par les réflexions de ces derniers, les constituants de 1987 ont créé un exécutif bicéphale, une gouvernance à deux têtes où les fonctions du Président de la République et celles du Premier ministre sont complètement distinctes et séparées. Le Président, qui nomme le Premier ministre dans les conditions prévues par la Constitution, n’a pas le pouvoir de le révoquer, ce qui ne constitue pas un dilemme, comme l’a compris l’historien Claude Moise. Le Président, fort du mandat populaire qu’il a obtenu lors de sa campagne électorale, estime souvent pouvoir tout permettre et devient anxieux face au Premier ministre qu’il a nommé, qui joue le rôle de contrepoids.
La gouvernance à deux têtes est un système de remorquage dans lequel l’un doit tenir compte de l’autre pour fonctionner. Le Président de la République, élu au suffrage universel direct, n’est pas plus légitime que le Premier ministre, qui bénéficie lui-même de la confiance du Parlement, représentant l’ensemble des élus de la République. Ce dernier, bénéficiant d’une double légitimité, constitue un véritable contrepoids au Président de la République. Cet attelage entre la présidence et la primature exige que les mentalités politiques évoluent pour garantir le bon fonctionnement de l’État et de la démocratie. Dans ce cadre, les conflits doivent être gérés de manière légale et pacifique.
Sur la question du Parlement, contrairement à ce que justifie le groupe de travail sur la Constitution, le pouvoir législatif n’est pas celui qui détient tous les pouvoirs. Le pouvoir de révoquer le gouvernement sans que le droit de dissolution ne soit donné au Président pour établir un équilibre entre les deux pouvoirs politiques, ne place pas le pouvoir législatif dans une situation hégémonique par rapport à l’exécutif. Le Parlement haïtien, à l’instar de tous les parlements du monde, remplit trois fonctions : la fonction d’élaboration des lois sur les affaires d’intérêt public, la fonction de contrôle sur les actions du gouvernement, et la fonction juridictionnelle, qui permet de mettre en accusation les responsables de l’État coupables de délits et de crimes dans l’exercice de leurs fonctions.
Pourquoi éliminer le sénat haïtien, l’une des plus vieilles institutions de l’Amérique, sous prétexte que le coût de la mise en œuvre de l’ensemble du texte constitutionnel serait trop élevé ? Une démocratie digne de ce nom ne doit-elle pas se donner des moyens ? Qui a réalisé l’étude du coût de la mise en œuvre de la constitution qu’on souhaite imposer à la nation par rapport aux résultats attendus ?
En quoi le Parlement serait-il tout-puissant ou nuisible à la démocratie ? On peut tout de même regretter que les membres du pouvoir législatif soient irresponsables. En démocratie, il n’y a pas de pouvoir sans responsabilité. C’est une situation à corriger dans le cadre d’un amendement constitutionnel.
Il est totalement incorrect de dire que le pouvoir exécutif est démuni ou rabaissé. Le président élu sous l’égide de la Constitution de 1987 détient de réels pouvoirs, avait souligné l’ancien Président Leslie Manigat. La question qui se pose est la suivante : sait-il comment les exercer ? En termes de pouvoirs, la Constitution de 1987 n’a pas diminué l’importance de l’institution présidentielle. De manière théorique, le pouvoir le plus important dans la Constitution de 1987 est le pouvoir judiciaire, qui a été relégué au rang d’autorité judiciaire, comme c’est le cas en France, par trois lois sur la magistrature haïtienne.
Je constate que les acteurs politiques ne connaissent pas suffisamment la Constitution de 1987. Cette Constitution a fait du pouvoir judiciaire un pouvoir d’équilibre. À travers la Cour de cassation, il corrige les actes du Parlement dans son pouvoir consistant à assurer la suprématie de la Constitution et de la règle de droit, ceux de l’administration via la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif, laquelle est placée sous son autorité. La Cour de cassation est l’instance garante de l’unité nationale et de la décentralisation, des droits et libertés et des valeurs démocratiques. C’est une véritable Cour suprême.
En ce qui concerne la création d’un Conseil constitutionnel à la française ou d’une Cour constitutionnelle en Haïti, il est pertinent de se demander si un tel Conseil constitutionnel serait justifié, étant donné la présence d’une Cour suprême et d’un pouvoir judiciaire indépendant, dont la fonction relève de la souveraineté nationale. Il est important de rappeler que, dans le domaine du droit, les institutions et les concepts sont toujours ancrés dans une théorie, une vision ou une philosophie particulière. Dès lors, sur quelle base repose la vision du droit et de la justice en Haïti ? Quel cadre théorique a-t-on choisi pour développer cette vision ?
Les réponses tardent à venir. Le groupe de travail sur la Constitution suggère de reproduire le modèle français en séparant l’ordre judiciaire de l’ordre administratif. Cependant, en démocratie, peut-on réellement recruter les membres d’un organe d’État par concours ? Il existe donc une difficulté intellectuelle à résoudre. Nous copions sans toujours en saisir le sens profond. Il est important de dénoncer cette indulgence intellectuelle qui se manifeste aujourd’hui parmi nos élites.
Les acteurs politiques et de la société civile doivent donc commencer par apprendre à connaître la Constitution haïtienne de 1987 avant de penser à la changer. Il est en effet impossible de changer une réalité qu’on ne comprend pas. Les élites locales doivent désapprendre pour réapprendre afin de pouvoir agir sur la réalité qu’elles souhaitent changer.
En ce qui concerne les collectivités territoriales, le groupe de travail propose de réduire ou d’éliminer le Conseil municipal de trois membres et d’avoir un représentant unique pour la commune afin d’éviter toute possibilité de conflit entre les membres. Cette proposition, liée à d’autres, n’est rien d’autre qu’une tentative de renforcer le pouvoir autoritaire et personnel à tous les niveaux de la gouvernance du pays. Il est prouvé scientifiquement que plus le travail est grand, colossal, intellectuellement difficile et complexe, plus il demande d’intelligence et de synergie. Le travail en groupe est un travail didactiquement organisé, pour lequel on espère trouver un résultat plus efficace et plus performant. Par exemple, au Tribunal de première instance, on trouve un juge. À la Cour d’appel et en cassation, c’est un collège de juges qui rend la décision.
De magouilles en magouilles
Le groupe de travail sur la Constitution propose la transposition de certaines institutions françaises et de certains éléments du régime présidentiel, combinés avec ceux de certains pays africains, dans la nouvelle Constitution qui devrait structurer notre système juridique. C’est essentiellement une imitation, masquée sous un vernis politique, qui inclut des propositions telles que l’extension du droit de vote à la diaspora et la question délicate de la double nationalité. Cette dernière suscite des conflits de loyautés, d’allégeances notamment en ce qui concerne la souveraineté nationale et les principes du droit international, un débat qui n’est toujours pas résolu.
L’élaboration d’une constitution est intimement liée au concept d’État souverain. Or, l’État haïtien est effondré, et à sa tête se trouve un gouvernement illégal et illégitime, corrompu, sous contrôle étranger. Dans un tel contexte, comment les Haïtiens pourraient-ils se doter d’une nouvelle Constitution alors que le pays est plongé dans la plus grave crise de souveraineté de son histoire ? Quel est le fondement d’une telle démarche, lancée par des élites qui, depuis trois décennies, ont toujours entretenu un rapport difficile avec la Constitution de 1987, qu’elles ont constamment violée et méprisée ? Ceux qui insistent pour changer cette Constitution, estimant qu’elle est inapplicable pour les raisons qu’ils avancent, doivent enfin se rendre à l’évidence : non seulement le moment n’est pas propice, mais ils risquent d’être accusés de haute trahison.
Le Conseil présidentiel de transition (CPT), par un acte d’imposture, a prêté serment sur la Constitution de 1987 sans lien avec celle-ci, au Palais national, à la barbe des représentants de la communauté internationale, sa seule source de légitimité. Pourtant, pendant ces dix mois de gouvernance désastreuse, marquée par une corruption à grande échelle, il n’a cessé de s’y référer pour prendre des décisions qu’il considère importantes. Comment ce même CPT peut-il maintenant décider de l’abroger pour en rédiger une nouvelle ? Cette situation semble être une succession de magouilles, de manipulations, de palinodies et de contradictions, qui soulignent une incohérence flagrante.
Les militaires qui ont assuré la transition politique après le départ des Duvaliers en 1986 étaient, de loin, plus brillants et plus compétents que les dirigeants actuels. La constitution de 1987 avait bénéficié d’une double légitimité : le peuple avait non seulement désigné les rédacteurs, mais il avait également validé le travail de l’Assemblée constituante par un référendum populaire. Comment des gouvernants de facto, illégitimes, peuvent-ils, sous pression internationale, décider de supprimer la constitution que le peuple a lui-même rédigée et adoptée ? Pourquoi une conférence nationale, dont l’objectif serait de supprimer cette Loi-mère, alors que des ressources considérables ont été investies dans sa rédaction, dans une indifférence totale à la détresse populaire, alors que le peuple haïtien, depuis 1986, a déjà adhéré aux principes de la démocratie libérale, de l’État de droit et de la bonne gouvernance ? Où sont passés les concepts de démocratie, de pluralisme politique et idéologique ?
Le texte de 1987 n’est certes pas parfait, mais rappelons-nous que la Constitution des États-Unis, datant de 1787, a subi 27 amendements. Après plus de deux siècles d’existence, elle est devenue une œuvre réfléchie et mûrie. Le travail intellectuel est un travail patient, ce n’est pas un simple exercice de petits ajustements cosmétiques. Vingt-trois constitutions dans notre histoire politique, c’est trop. Cela soulève un problème récurrent de gouvernance et de gestion de l’État.
Quelle constitution pour Haïti ?
Notre constitution a trois décennies d’existence. Ce fut un travail appréciable malgré ses imperfections. Elle reste une constitution qui a lié chaque Haïtien au destin de son pays à travers un vaste projet de décentralisation, qui aurait pu favoriser l’émergence d’élites locales dans la gestion de leurs communautés. Cette constitution aurait pu devenir une œuvre de fierté nationale pour tous les Haïtiens, si elle avait été épurée et constamment révisée en tenant compte des évolutions et des mutations de la société. Malheureusement, le réflexe de nos intellectuels et de nos gouvernants est de copier servilement tout ce qui vient d’ailleurs. Je déteste la servilité !
La Constitution de 1987, quoi qu’on en dise, a fait ses preuves. Elle a empêché, malgré les tentatives autoritaires de certains, un retour à la dictature et au totalitarisme. Ce n’est pas l’exécutif qui manque de pouvoir, c’est le pouvoir politique, à l’échelle mondiale, qui est aujourd’hui fragmenté face à la nouvelle réalité globale et à un monde qui exige plus de droits. Les droits de l’homme, finalité de l’histoire, ont d’ailleurs occupé une place centrale dans notre constitution, qui leur a consacré un chapitre entier.
La meilleure constitution n’est pas nécessairement celle qui établit un régime parlementaire ou présidentiel. Haïti, à travers son histoire politique, a fait l’expérience de toutes les formes de gouvernement. L’expérience politique d’Haïti, pendant deux siècles d’histoire, a été marquée par des coups d’État et des dictatures. Il est donc erroné, tant sur le plan politique qu’historique, de croire que la transposition du modèle américain soit l’exemple parfait ou le seul qui puisse offrir des conditions de gouvernance stable en Haïti. Le rêve américain, qui n’est autre que l’esprit du peuple américain, ne peut être vécu qu’à l’intérieur du territoire américain. Notre travail consiste à rechercher l’esprit général de la nation haïtienne afin de lui offrir des institutions politiques adaptées à ses besoins pour son développement économique et social.
La meilleure constitution est celle capable de favoriser le développement économique, la croissance et de créer des emplois durables. Ce sont ces critères qui doivent servir à évaluer le succès d’une constitution. Elle doit également être le reflet de nos sensibilités locales, de notre mode de vie et de la manière dont nous souhaitons être gouvernés.
La meilleure loi fondamentale pour Haïti est celle qui nous permet de demeurer dans l’arc républicain, qui respecte les principes démocratiques, l’État de droit, la bonne gouvernance et garantit le respect des droits fondamentaux.
Le problème, c’est qu’Haïti ne dispose pas d’une élite capable de faire respecter ces principes. On ne peut pas offrir une constitution et des lois à des élites qui ne les respectent pas. Haïti est en panne d’hommes et de femmes capables d’instaurer un État moderne dominé par l’ordre. Je ne cesserai de répéter qu’il est crucial d’éduquer les élites haïtiennes sur de nouvelles bases : le patriotisme, l’intégrité et la solidarité.
Cette rédemption tant attendue pour notre nation commence par l’éducation des élites haïtiennes destinées à gouverner notre pays. Quelle est donc la première partie de la politique, demande un jour l’historien français Jules Michelet ? L’éducation. La deuxième partie de la politique, l’éducation. Et la troisième partie de la politique, l’éducation… Alors, conclut-il, faites des hommes, et tout ira bien. Par l’éducation, on fortifie les principes des lois et le levier moral, le plus puissant de la société, qui est celui des hommes d’État.
L’histoire retiendra de ces hommes politiques, non pas globalement, mais majoritairement, qu’après avoir pillé la république pendant trois décennies, sur ses dépouilles, ils proposent à la nation, à travers un projet de constitution, leur propre dictature après celle des Duvalier. L’histoire d’Haïti, celle de ces élites corrompues et rétrogrades, n’est-elle pas une suite d’horreurs interminables ?
Sonet Saint-Louis av
Professeur de droit constitutionnel à la faculté de droit et des sciences économiques de l’Université d’Etat d’Haïti.
Professeur de philosophie.