Voila près de 100 ans que les Haïtiens émigrent en République Dominicaine pour y travailler. Pendant une bonne partie du XXème siècle, il s’agissait de travailleurs persuadés, parfois forcés, souvent sur la base de fausses promesses, de traverser la frontière chaque année pour procéder à la récolte dans les plantations de canne à sucre appelées « batey » (1). L’instabilité politique et socioéconomique prévalant en Haïti est une cause importante qui amène les Haïtiens à traverser la frontière et à travailler dans ces conditions inacceptables. L’exploitation de la main-d’œuvre haïtienne est liée à une économie qui repose sur la course effrénée à la production au plus bas prix afin que les entreprises demeurent compétitives sur le marché international.
Malgré le racisme et les discriminations, près de 500 000 migrants haïtiens tentent de survivre en République dominicaine. Une situation difficile que connaissent aussi des milliers de Dominicains d’origine haïtienne devenus apatrides (2).
Depuis 2020, on assiste à une migration de masse des Haïtiens en République dominicaine. Le visa dominicain est devenu une denrée très recherchée. Des milliers de citoyens haïtiens s’entassent pêle-mêle devant les locaux des consulats dominicains en Haïti, dans l’espoir d’obtenir un visa, autorisation d’entrer légalement sur le territoire voisin.
La République dominicaine dispose de cinq postes (3) consulaires en Haïti et l’ensemble de ces consulats délivrent entre 8000 à 10 000 visas le mois. La Chancellerie dominicaine a décidé de limiter à 3,000 le nombre de visas haïtiens émis chaque mois et si l’on en croit la note affichée au consulat dominicain à Pétion-Ville qui ne délivre que 500 à 1000 coupons le mois « L’administration du Consulat dominicain vous informe que les tickets de visa sont épuisés pour ce mois. Merci de votre compréhension », il ne reste aux demandeurs frustrés que d’attendre le nouveau quota de visa ou passer par une agence de voyage à prix fort, alors qu’un visa coûte déjà 200$ au Consulat et plus de 300 $ auprès des racketteurs(4).
(1) Au début, le batey agricole était constitué tout au plus d’une ou deux rangées de baraques en bois proches les unes des autres et habitées seulement six mois par an. Avec le temps, cependant, les bateys se sont développés et ont changé, devenant le lieu de résidence d’autres personnes que les travailleurs temporaires. 2Jean-Claude Gerez, En Republique dominicaine, la détresse des migrants haïtiens. Terre solidaire, numéro 2020. 3Ils sont placés à Pétion-Ville, à Ouanaminthe, au Cap-Haitien, à Anses-à-Pitres et à Belladère. 4 https://www.haitilibre.com/article-28513-haiti-flash-il-n-y-a-plus-de-visa-dominicain-delivre-pour-le-mois-d-aout.
Dans cet article divisé en deux parties, nous avons tenté de répondre à ces préoccupations:
1) Quelles sont les causes de la nouvelle vague de migrants haïtiens en République dominicaine ? 2) A quoi peuvent-ils s’y attendre ? 3) Quelles en sont les conséquences pour Haïti ? La première partie traite de l’aspect historique de la migration haïtienne en République dominicaine ; la seconde partie est consacrée à l’étude du nouveau flux migratoire des Haïtiens chez le voisin
frontalier d’Haïti.
1- Esquisse d’histoire des flux de migrants haïtiens en République Dominicaine
L’émigration haïtienne en République dominicaine commence sous l’occupation américaine de l’île d’Hispaniola en 1915. Avec le débarquement de troupes venues des États-Unis, les deux pays vont subir une évolution stratégique de leur économie voulue par l’occupant nord-américain. Pour les États-Unis, il s’agit d’organiser la production intensive de la canne à sucre sur l’ensemble de l’île avec un partage des tâches, les usines sucrières implantées en république dominicaine et les champs de cannes à sucre cultivés en Haïti. Les investissements américains s’élèveront à 70 millions de dollars pour la République dominicaine et à moins de 9 millions de dollars seulement pour Haïti.
De nombreux travailleurs haïtiens saisonniers ou de longues durées vont s’installer en République dominicaine. Cette migration va être organisée par les deux États sous le nom de “Traite verte”.
En 1937, le dictateur dominicain Trujillo, en raison d’une menace que les Haïtiens feraient peser sur l’intégrité hispanique blanche dominicaine, a fait massacrer plus de 10 000 travailleurs haïtiens à côté de la ville de Dajabon5, près de la rivière du Massacre, fleuve frontalier, qui porte ce nom depuis ce terrible évènement sanguinaire.
Après la Seconde Guerre mondiale, la “traite verte” reprend. Le travail se diversifie, il y a toujours la coupe de la canne à sucre, mais également la cueillette du café, du cacao et du riz. Vers 1950 on compte près de 20 000 Haïtiens, au début des années 1960 autour de 60 000 Haïtiens, en 1970 près de 300 000 travailleurs haïtiens et plus de 400 000 au début des années 1980 en incluant les travailleurs clandestins(6).
(5)Dajabón est une ville du Nord-Ouest de la République dominicaine. Elle est la capitale de la province de Dajabón, toute proche de la frontière avec Haïti.
Avec le déclin de l’industrie sucrière dominicaine après les années 1980, la croissance et la diversification de l’économie dominicaine et la longue crise économique et politique en Haïti, la migration des Haïtiens vers l’autre partie de l’île à la recherche de travail s’est poursuivie (et a eu tendance à augmenter), mais sous des formes différentes. Les Haïtiens trouvent du travail dans les plantations de canne à sucre déclinantes mais aussi désormais dans d’autres secteurs agricoles. Ils travaillent sur des chantiers de construction, dans l’industrie du tourisme, comme personnels de maison et dans le commerce informel. Bien que les hommes jeunes soient encore les plus nombreux à partir, les femmes émigrent elles aussi en grand nombre(7).
2- État des lieux de la récente vague de migrants haïtiens en République Dominicaine
En Haïti, à chaque grand événement politique ou à chaque désastre correspond une vague migratoire, c’est ce que nous appelons une « migration circonstancielle ». Par exemple, le séisme du 12 janvier a provoqué un mouvement migratoire, cependant cette nouvelle vague migratoire est une résultante de deux facteurs : l’insécurité et l’instabilité politique.
• Insécurité et crise politique
Le taux de criminalité a considérablement augmenté depuis deux ans : le départ de la Mission de Stabilisation des Nations Unies (MINUSTAH) en 2017 et la crise socio-politique qui sévit depuis février 2019 ont permis aux bandes criminelles de prospérer. La gronde populaire à l’œuvre s’est déclenchée en février 2019 suite aux révélations concernant des détournements de fonds de PetroCaribe par le gouvernement de Jovenel Moïse, élu en 2017. Des manifestations et opérations “pays lock”, consistant à bloquer et barricader des quartiers entiers, ont paralysé le pays pendant plusieurs jours en février et en juin.
La situation se dégrade depuis septembre 2019 et le pays connaît d’importantes pénuries de carburant et de vivres. Depuis deux ans et demi, les manifestations hebdomadaires réclamant la démission du président sont constamment émaillées de violences, tandis que les grèves, les pillages et les blocages routiers sur les axes principaux de la capitale aggravent une situation économique déjà délétère. De nombreux services publics (transports en commun, écoles) ont été temporairement interrompus et des établissements privés (banques, commerces) ont parfois été contraints de fermer.
(6) CERFAS, Observatoire des politiques publiques et de la coopération internationale, Déportation des Dominicains d’origine haïtienne et des haïtiens vivant en République Dominicaine, décembre 2005.
(7) Bridget Wooding et Richard Moseley-Williams, Les immigrants haïtiens et leurs descendants en République Dominicaine,Publié en Haïti par l’Institut catholique pour les relations internationales (CIIR) et ISPOS, 2005, p.9.
En 2019, au moins 42 personnes ont été tuées en marge de rassemblements, dont 19 victimes de la répression policière. La situation risque de s’enliser, Jovenel Moïse n’étant pas disposé à quitter le pouvoir. En parallèle, l’insécurité gagne du terrain, notamment à Port-au-Prince(8). Au moins 96 gangs sévissent aujourd’hui dans le pays, devenu une plaque tournante du trafic de drogue régional. En dépit de l’embargo sur le transfert et l’achat d’armes imposé par les Etats-Unis depuis le coup d’Etat militaire en 1991, 500 000 armes illégales seraient en circulation sur le territoire, favorisant les crimes violents.
Des bidonvilles comme Bel-Air, Martissant, le Bicentenaire, La Saline, ou encore la Cité-soleil, figurent parmi les quartiers de la capitale sous l’emprise de ces gangs. La faible présence des forces de police et la corruption dans ces zones ne garantissent pas la sécurité des personnes.
Le kidnapping est devenu une industrie florissante en Haïti. Dans son dernier rapport en date du 11 février 2021 devant le Conseil de sécurité de l’ONU, le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies a révélé qu’au cours des 12 derniers mois, les enlèvements se sont multipliés de façon inquiétante jusqu’à atteindre 200 % par rapport à l’année précédente : 234 cas ont été signalés en 2020 (dont les enlèvements de 59 femmes et 37 mineurs), contre 78 en 2019(9).
Préoccupés par la situation actuelle du pays, des Haïtiens continuent de fuir l’insécurité criante et la précarité. Parmi eux, beaucoup se rendent sur le territoire voisin, souvent illégalement malgré le racisme systémique et les expulsions massives, rejoignant ainsi le groupe de compatriotes déjà présents sur cette terre. Nombre en constante croissance, il n’existe pas de données officielles mises à jour aujourd’hui sur la quantité des Haïtiens vivant de l’autre côté de l’île.
Des Haïtiens de la diaspora, soucieux de l’avenir incertain de leurs proches en Haïti, préfèrent les mettre en transit au pays de Duarte avant d’autres démarches. Poussés par les évènements sociopolitiques, certains professionnels, pères de famille envoient femmes et enfants vivre chez les voisins.
Iremos, crise politique et insécurité galopante en Haïti, 29 novembre 2019.
(9)Robenson Geffrard, Les cas de kidnapping ont augmenté de 200% ces 12 derniers mois, a révélé l’ONU.
• Opportunités et obstacles pour les migrants haïtiens en République Dominicaine
Les principales activités exercées par les migrants haïtiens en République dominicaine sont: la construction où un ouvrier peut espérer entre 600 à 1500 pesos par jour et les activités commerciales(10). Des migrants haïtiens notamment les plus jeunes travaillent dans les magasins chinois pour orienter les clients ou déplacer des marchandises, des colis à l’intérieur de ces magasins (manutention).
Il y a également des Haïtiens disposant d’une certaine habilité dans la langue anglaise qui travaillent dans les centres d’appels des Etats-Unis d’Amérique.
Pour les migrants haïtiens en République dominicaine ou ceux qui ont l’intention d’y émigrer, voici les dix (10) meilleures opportunités d’investissement pour les petites entreprises : 1) Secteur de la transformation alimentaire ; 2) Culture du café ; 3) Plantation et transformation de la canne à sucre ; 4) Culture du riz ; 5) Agence immobilière ; 6) Tourisme et affaires touristiques ; 7) Cyber Café Business ; 8) Atelier de mécanique ; 9) Cinéma ; 10) Conseiller en gestion financière.
Par ailleurs, la majorité des personnes, et on estime que cela représente 80 % d’entre elles, entrent et vivent sur le territoire dominicain sans document d’identité. Car même si la Constitution dominicaine prévoit la naturalisation, cette démarche est extrêmement difficile à réaliser. Cette clandestinité favorise l’exploitation dont la traite humaine à des fins de prostitution. Majoritairement des petites filles haïtiennes qui sont recrutées pour les zones touristiques dominicaines. La non-reconnaissance officielle des Haïtiens permet au gouvernement dominicain de ne pas les intégrer au système de sécurité sociale du pays. Ces Haïtiens se voient donc exclus des services de santé et d’éducation. Cette précarité de statut facilite aussi les déportations massives qui se font régulièrement en dehors de tout respect des normes internationales.
(10) Elles se rendent à la capitale, achètent en gros des articles comme vêtements, chaussures et s’en vont les revendre dans quelques coins reculés. Certaines autres préfèrent tenir de petits commerces de détail à la maison.
• Conséquences et responsabilité de l’Etat haïtien
Haïti est le grand perdant de cette vague migratoire. La fuite des cerveaux, c’est-à-dire des travailleurs qualifiés, a un impact négatif sur le pays: baisse du potentiel de production, perte de l’investissement en formation.
L’industrie musicale haïtienne est également l’une des principales victimes de ce phénomène. Des artistes haïtiens décident de s’installer en République dominicaine et sur les réseaux sociaux on peut voir des affiches de nos différents groupes musicaux et artistes qui pullulent chez le voisin.
Selon un rapport publié par la Banque de la République d’Haïti (BRH) sur son site web, entre octobre 2018 et avril 2019, un total de 1,4 milliard de dollars a déjà été envoyé en Haïti, avec un peu plus d’un milliard de dollars (71,86%) de cette somme provenant des Etats-Unis. « Ce système fait place à un autre cycle économique dans lequel la diaspora joue actuellement le rôle de vache à lait que jouait la paysannerie autrefois », a souligné le chercheur Georges Anglade(11).
La migration en masse des Haïtiens en République dominicaine va avoir des impacts négatifs sur l’économie haïtienne, car des Haïtiens de la diaspora encouragent déjà leurs proches à s’installer chez le voisin. Les envois de fonds des migrants en Haïti devraient chuter, ce qui sera en défaveur de l’économie nationale.
De son côté, pour fixer sa population sur son territoire, l’Etat haïtien devrait mettre en place des programmes de protection sociale. Comme c’est le cas en Equateur12, la protection des besoins en Haïti pourrait se faire à travers la sécurité sociale obligatoire et devrait être guidée par les principes d’obligation, de suffisance, d’intégration et de solidarité. La mise en place également d’une assurance universelle serait nécessaire, car elle couvrirait les besoins de santé, maternité, paternité, accidents du travail, chômage, retraite, vieillesse, invalidité, incapacité et mortalité et s’étendrait à toute la population urbaine et rurale.
11 https://www.brh.ht
12 L’année 2004 marque un tournant dans la politique nationale, les politiques publiques et particulièrement les politiques sociales. La victoire de Rafael Correa aux élections présidentielles de 2006 et son accession au pouvoir a donné lieu à d’importants changements économiques, sociaux et culturels dans le pays.
De plus, la question de la mise en œuvre de campagnes d’informations précises à la population en Haïti est obligatoire. Les campagnes d’information sont très importantes, car elles peuvent aider dans la préparation d’une immigration consciente et responsable, et aujourd’hui la plupart des Haïtiens ont quitté leur pays sans avoir la moindre idée du coût de la vie en République dominicaine, des conditions réelles du marché de travail et des salaires.
Somme toute, on peut dire que pour assurer la protection des Haïtiens vivant à l’étranger notamment au pays de Duarte, les personnels de l’Ambassade d’Haïti en République dominicaine et ceux des différents postes consulaires devraient être très actifs et très dynamiques. En plus de ces deux aspects, ces personnels doivent être compétents pour assurer les missions qui leurs sont assignées par les conventions de Vienne de 1961 sur les relations diplomatiques et celles de 1963 sur les relations consulaires.
Steve Gustave
Avocat au Barreau de Port-au-Prince ; Fonctionnaire du Ministère des Affaires Étrangères. Mail : sgustave9@yahoo.fr; stevediplomate@gmail.com
Phone : +509 4377 5230 ; 774 517 6485