Lettre ouverte au Premier ministre Robert Malval

Monsieur Malval,

J’ai lu avec intérêt votre article paru cette semaine dans les colonnes du ‘Nouvelliste’. Je partage pleinement vos préoccupations intellectuelles et politiques. Votre écrit met en lumière le rude apprentissage du réel auquel sont confrontés nos gouvernants actuels.

La réalité actuelle m’impose de soulever une série de questions essentielles pour inciter les acteurs à un débat à la fois éclairé et empreint de patriotisme, étant donné que l’enjeu est le destin même de notre nation. Initialement réfractaire à l’idée d’une alternance au cours de cette transition, je suis désormais fermement opposé à une troisième. Chaque transition succédant à une autre ne fait que retarder davantage notre marche vers la démocratie. Loin de constituer un progrès, ces transitions répétées représentent une régression démocratique, entravant le développement sur tous les fronts.

Pourquoi utiliser la Constitution pour légitimer des absurdités ? J’apprécie votre questionnement. Et ces absurdités doivent être mises en lumière.

Le Conseil présidentiel de transition (CPT), s’autoproclamant la présidence, a prêté serment sur la Constitution de 1987. Par cet acte, il s’est engagé solennellement à respecter la Constitution et les lois de la république. Quel lien le CPT entretient-il avec la Constitution ? Pourquoi l’invoquer si ce n’est que pour tromper la conscience nationale ? Car un exécutif qui émerge suite à un coup d’État international n’a pas besoin de légitimité formelle ; il s’impose de fait. Il est à noter que le Dr Ariel Henry a été détenu hors de son pays pendant un voyage officiel. Ce cas pose un problème significatif et stimulera sans doute la réflexion des experts en relations internationales. Ces derniers sont confrontés à un ordre international qui devrait être régi par des règles plutôt que par le droit équitable des États en tant qu’acteurs du système international.

Comment une structure aussi exceptionnelle a-t-elle pu prêter serment sur une constitution qui fixe les conditions d’accès au pouvoir et de son exercice ? C’est soit une manipulation grossière de la conscience nationale, pour ne pas dire une absurdité totale ! Dans tous les cas, cela aura des conséquences.

Le gouvernement déchu dirigé par le Dr Ariel Henry, le CPT, ainsi que l’actuel gouvernement du Dr Conille, ont tous, par certains actes à portée générale, enfreint la Constitution à laquelle ils se réfèrent constamment.

Dans beaucoup de décisions prises par l’équipe actuelle, on remarque que la Constitution de 1987 est toujours évoquée. Pour un juriste habitué à la matière juridique, cela a un sens. Lorsque l’on mentionne dans un décret ou arrêté « vu la Constitution », cela a une portée significative. Cette formule indique que l’on se réfère à l’état actuel du droit en vigueur. Elle sert à justifier l’action entreprise en affirmant le respect du système juridique national, dominé par la Constitution. Cependant, chez nous, cette référence à la constitution n’est qu’une façade, une tentative de dissimuler la véritable nature des choses derrière des apparences légales. Une vaste escroquerie.

Des absurdités, on ne marquera pas d’en souligner. En effet, on annonce la nécessité d’une réforme constitutionnelle qui promet de conduire à une transformation du régime en place. Cependant, pour établir le Conseil électoral provisoire, nous continuons de nous appuyer sur la Constitution de 1987. Il en était de même pour la mise en œuvre d’un exécutif bicéphale prévue par cette même Constitution et qui a abouti à une structure exécutive composée de huit têtes (sept présidents et un gouvernement dirigé par un Premier ministre) et deux pieds. Deux réformes sont annoncées : l’une concerne la justice pénale, l’autre la Constitution. On peut légitimement se demander si la Constitution va s’inspirer du code pénal. La nécessité d’une réforme de notre droit est indéniable, mais comment initier et mettre en œuvre ces vastes chantiers de réforme ?

Toute cette mise en scène n’avait pour seul but que de tromper la nation, prétendant une légitimité constitutionnelle et légale à un régime d’exception. Dans la logique de ces manœuvres sournoises, il n’est pas étonnant que l’économiste Fritz Alphonse Jean ait un jour déclaré avoir été nommé président de la république à la suite d’un scrutin organisé au second degré, une élection à laquelle avait aussi participé l’actuel président du CPT, l’ex-sénateur Edgard Leblanc. Ces manigances ne représentent rien de moins qu’une véritable usurpation de la souveraineté nationale, un droit qui appartient uniquement au peuple. Le récit de ces élections indirectes, largement relayé par nos médias, visait également à dissimuler la réalité et, par conséquent, à obscurcir la vérité pour le peuple. À moins que ce soit de l’ignorance la plus crasse !

La réalité est que, avant même l’assassinat brutal du Président Jovenel Moïse, l’ordre démocratique et constitutionnel était déjà rompu. La folie de nos politiciens réside dans le fait d’appliquer la Constitution alors qu’il n’existe plus d’institutions capables de la mettre en œuvre. Votre article renforce mon approche selon laquelle les élites haïtiennes, en étant des élites sauvages, se révèlent incapables de vivre dans une société régie par l’ordre, le respect des règles démocratiques, l’État de droit et la bonne gouvernance.

Le président Jovenel Moïse détenait un mandat constitutionnel légitime, malgré une faible participation électorale qui avait marqué son élection. Il était donc dans l’incapacité de modifier la Constitution sur laquelle il avait prêté serment. Pourquoi un gouvernement, qui est dépourvu à la fois de légalité et de légitimité démocratique, mais qui se réfère constamment et de manière irrégulière à ces principes dans ses actions, pourrait-il prétendre à une telle prérogative ? Comment un gouvernement de facto et soutenu par certains alliés, peut-il se permettre de créer et d’imposer des codes (pénaux et de procédure pénale) touchant aux droits humains et aux libertés individuelles sans débat législatif ? Une réforme pénale décidée en coulisse, sans aucune réflexion sérieuse sur la justice ou le droit pénal, n’est que du bricolage juridique, déstabilisant ainsi la cohérence du système juridique national. En pareil cas, nous nous trouvons dans un système d’approximation.

La réforme constitutionnelle aussi bien celle de notre justice pénale comportent des enjeux sérieux dans un contexte d’occupation du territoire national par des armées étrangères. En même temps, on oublie souvent que le peuple haïtien est l’auteur de la Constitution de 1987, bien qu’il ne soit pas le rédacteur direct du texte. Notre Charte bénéficie d’une double légitimité : d’une part, le peuple avait choisi en majorité les constituants chargés de l’élaboration du texte, et d’autre part, il avait validé ce texte par un référendum. Dès lors, une question se pose : qui détient le pouvoir de décider de sa suppression ?

La Constitution et les lois, aussi soigneusement élaborées soient-elles, ne sauront avoir d’effet réel sans le soutien des forces morales, intellectuelles, sociales, politiques et économiques. Or, les réfractaires à la loi sont souvent issus des élites du savoir, de l’avoir et du pouvoir. Ce ne sont pas les textes bien rédigés qui résoudront les relations complexes et difficiles que ces élites entretiennent avec le droit. C’est avant tout une question d’éducation : il est essentiel de former les élites à l’État de droit et, plus largement, à l’éducation civique.

Notre Constitution n’est pas une œuvre parfaite, mais elle représente un engagement profond envers l’espérance démocratique. Malgré ses imperfections, la véritable force de la loi repose sur l’éducation. Cependant, les élites haïtiennes, chargées de faire respecter cette loi à travers leurs institutions, font souvent défaut dans ce domaine. Il est donc crucial d’engager un processus de rééducation et de transformation de ces élites pour assurer une mise en œuvre effective de notre Constitution. Les élites du chaos semblent réticentes à accepter et à respecter la loi ; leur attitude envers celle-ci est souvent caractérisée par un manque d’engagement. Il est donc futile de donner des lois à des élites qui ne sont pas prêtes à les respecter, comme jeter des perles devant les cochons.

Peut-on imaginer une ville de Montréal ou de Boston sans maire pendant un mois?

Haïti se définit comme une république où le suffrage est l’un des piliers permettant au peuple d’exercer sa souveraineté. Pourtant, les élites, avec l’appui de la communauté internationale, ont pris la décision de confisquer cette souveraineté nationale dont le peuple est le dépositaire exclusif. Ainsi, ces élites du chaos auront l’occasion de gouverner pendant cinq ans, sans mandat populaire, soit la durée d’un mandat présidentiel. Pourquoi cette situation ne suscite-t-elle aucune réaction ?

Haïti n’a pas eu d’élu depuis quelques temps. Chacun a eu son propre projet de transition en poche. Vous savez pourquoi ? Parce que la transition en Haïti, loin d’être une période d’innovation et de production, est plutôt une opportunité pour dévaliser les ressources de l’Etat en toute impunité. Nous avons un penchant pour les gouvernements hors norme, autour desquels nous concentrons toutes nos énergies. Ariel Henry, le monstre bicéphale, a cédé la place à un autre monstre à dix têtes. Il est donc tout à fait normal de se retrouver à gérer une situation monstrueuse créée par des monstres politiques.

Comme Ariel Henry, le Dr Conille n’est responsable que devant lui-même. Il n’y a ni contrôle, ni transparence, ni reddition de comptes. Il n’existe pas de parlement. Toute élite consciente aurait pu se poser la question suivante : dans le cadre de notre régime politique, quel est le rôle du Premier ministre en l’absence de parlement ? Pourquoi cette absence totale de réflexion de la part de nos intellectuels ? Où sont passés ces bien-pensants ?

Avec l’instauration de ce conseil présidentiel, risque-t-on de revivre la situation qui prévalait avant l’arrivée de François Duvalier au pouvoir ? Cela pourrait-il nous replonger dans un cycle de transition circulaire perpétuel ?

Le réel qui nous est donné et imposé est celui des parties prenantes qui forment le socle de la transition. Ces parties seront en compétition avec d’autres secteurs politiques, éloignés du pouvoir, lors des prochaines élections. Lorsque le Dr Garry Conille évoque la neutralité de son gouvernement, sait-il réellement de quoi il parle ? En plus des problèmes juridiques liés à la formation du Conseil électoral, l’absence de neutralité du gouvernement compromet tout le processus. Mettre en place une instance chargée de l’organisation des élections selon la formule établie par la Constitution, cela signifie qu’on est dans la continuité. Ce Conseil électoral provisoire aura-t-elle une mission différente de celle que lui attribue la Constitution?

Qui mène la transition ? Ce sont les sept parties prenantes qui se réunissent dans une gouvernance hybride dans laquelle le secteur privé des affaires ainsi que les organisations de la société civile sont impliqués. Il n’y a pas de voix neutre, crédible et responsable. Chacun semble défendre ses propres intérêts de groupe, au détriment de l’intérêt général.

Garry Conille ne rencontre que les parties prenantes impliquées dans la création du Conseil présidentiel et du gouvernement. Il est probable qu’il organisera des élections entre ces mêmes parties prenantes. Il est difficile de ne pas voir que cette approche risque de ne pas fonctionner. La question de la neutralité de l’équipe chargée de mener le pays vers les élections se pose avec acuité. Ce n’est pas un sujet que l’on peut aborder et résoudre sans débat. Un accord politique est nécessaire. L’Accord du 3 avril 2024, qui n’a pas été publié, ne peut pas être mis en œuvre tel quel, car il ne pourrait pas être conclu entre les seules parties au pouvoir. Cet accord politique dont je parle devrait impliquer non seulement ceux qui conduisent la transition, mais aussi ceux qui souhaitent accéder au pouvoir par la voie démocratique. Ces parties prenantes qui conduisent la transition participeront-elles aux prochaines élections ? L’idée d’être à la fois juge et partie est une stratégie qui conduit au désordre et au chaos généralisé. Malheureusement, c’est dans cette direction qui défie l’équité politique et démocratique que Dr Garry Conille semble nous diriger.

Monsieur le Premier ministre, je vous encourage avec une intensité renouvelée à continuer à nourrir la nation de vos réflexions intellectuelles et patriotiques. L’histoire est façonnée par ceux qui osent sortir de leur confort pour tout remettre en question. Trois interventions militaires étrangères en trente ans, c’est le signe d’une déchéance quasi inévitable. Mais je refuse que ma génération soit marquée par cette fatalité. Nous voulons, aux côtés de milliers de patriotes, être la sentinelle avancée de la liberté et de la justice.

Pour ce faire, nous devons puiser dans notre histoire pour éclairer notre avenir, dans un monde où la réalité géopolitique est en perpétuelle mutation. Il est crucial de se demander ce que les élites noires et mulâtres peuvent accomplir ensemble afin de préserver l’indépendance nationale face à toute remise en question.

Avec tout mon respect.

Sonet Saint- Louis av
Professeur de droit constitutionnel à l’Université d’Etat d’Haïti.