Le décret en date du 9 septembre 2020 vient-il fragiliser le système haïtien de contrôle de passation des marchés publics?

Le décret [1] en date du 9 septembre 2020 et publié le 6 novembre dernier, apporte, entre autres, une certaine précision quant à la duplication du rôle de contrôle entre la Commission Nationale des Marchés Publics (CNMP) et la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSC/CA) au moment du processus de validation des contrats de marchés publics. Pour ce faire, il réitère les attributions de contrôle de légalité des contrats de la CNMP et lui attribue la capacité d’autoriser l’ordonnateur à engager des dépenses publiques dans le cadre du contrat des marchés publics signé par l’État haïtien. Pour être plus précis, seule la CNMP a véritablement le pouvoir de contrôler le processus du lancement jusqu’à l’approbation et la signature du contrat de marchés publics puisque le contrôle de la CSC/CA peut être exercé incontestablement a posteriori [2]. Toutefois l’on ne peut négliger que la CNMP, l’institution qui contrôle le processus de passation, agit sous l’emprise du gouvernement en la personne même du Premier ministre. De ce point de vue, par ces dispositions dudit décret, les gouvernants actuels fragilisent davantage la CNMP compte tenu de son statut juridique ambigu par rapport à sa mission d’intérêt général. Il est important de préciser d’entrée de jeu que ce texte se veut une analyse de l’impact du nouveau décret sur le processus de passation de marchés publics.   

1. Le statut juridique ambigu de la CNMP

La loi [3] du 10 juin 2009 créant la Commission Nationale des Marchés Publics (CNMP) définit son statut et ses attributions. Eu égard aux dispositions de l’article 9 de ladite loi, la CNMP est un organe placé sous l’autorité du Premier ministre. L’expression « placé sous l’autorité du Premier ministre » évoquée par le Législateur signifie-t-elle que le Premier ministre est l’autorité hiérarchique ou l’autorité de tutelle de la CNMP ? S’agit-il d’un service techniquement déconcentré de la Primature ou d’un service techniquement décentralisé ? Il nous semble que la réponse à cette interrogation n’est pas si simple et ne serait être traitée ici.  En tout cas, nous nous contenterons de souligner que le texte précise l’autorité du Premier ministre.

Le Premier ministre dirige la Primature qui est l’organe du gouvernement chargé du pilotage de l’action publique. Le décret du 17 mai 2005 organisant l’Administration Centrale de l’État prévoit à l’article 20 les structures d’appui au Premier ministre : le Secrétariat privé du Premier ministre, le Cabinet du Premier ministre et le Secrétariat général de la Primature. En plus de ces structures d’appui, d’autres organes ou comité interministériel viennent se greffer à la Primature sous l’égide du Premier ministre. Pour certains de ces organes, en les créant, le Législateur n’a pas pris le soin de préciser la forme du pouvoir exercé par le Premier ministre dont le cas de la CNMP. On peut considérer, d’une part, outre le fait que le décret susmentionné ne contient pas de provisions légales pour analyser la forme et les limites du pouvoir exercé par le Premier ministre sur ces organes, il n’existe pas encore de loi organique portant sur l’organisation de la Primature pour s’y référer. D’autre part, la loi créant la CNMP n’a pas non plus mentionné s’il s’agit d’une institution dotée de personnalité juridique ou pas. De ce fait, il est difficile présentement d’identifier la CNMP à une quelconque structure administrative. Il conviendra au Législateur de préciser si la CNMP est un service déconcentré ou décentralisé de la Primature.

2. Quelles sont les conséquences d’une telle imprécision ? 

Placée sous l’autorité du Premier ministre, la CNMP est-elle maître de ses prises de décisions et de positions? A-t-elle toute la latitude de rejeter un processus de passation de marchés mené par le gouvernement sans l’avale préalable du Premier ministre ? Un Premier ministre n’est-il pas capable de faire écran à une décision d’audit diligentée par la CNMP ? Toutes ces questions font penser aux conséquences dont peuvent être l’objet les prises de décisions de la CNMP dans son statut d’organe placé sous l’autorité du Premier ministre. À propos, n’a-t-il pas bruit que le gouvernement en 2012 aurait relevé à la hausse les seuils[4] de passation des marchés publics sans consultation préalable de la Commission de l’époque ? Tenant compte du contexte politique haïtien, la tentation pour un Premier ministre d’influencer à volonté un processus de passation de marchés publics peut être grande. D’où la nécessité d’autonomie ou d’indépendance de la CNMP, institution créée dans le but d’améliorer l’efficacité des dépenses publiques et de renforcer la lutte contre la corruption.

3. Comment le décret vient-il amenuiser l’efficacité de la lutte contre la corruption ?

À partir des précédentes considérations, il est clairement démontré que la CNMP relève de la Primature, donc de l’Administration centrale de l’État suivant l’état actuel de la législation. Par ce nouveau décret, le gouvernement fait sien les attributions : d’autorité contractante, d’autorité d’approbation, d’organe de régulation et de contrôle du système des marchés publics. Ainsi, toutes les étapes concernant la mise en œuvre des procédures de passation de marchés, la procédure d’approbation, de régulation et de contrôle, sont exécutées par un seul et même gouvernement. La situation s’apparenterait à un match de football où l’une des deux équipes (équipe gouvernementale) a le droit de designer avant la compétition l’arbitre principal et les juges de lignes. Ce nouveau décret met désormais hors jeu la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSC/CA) dans le processus de validation et de signature des contrats de marchés publics en précisant en son article 3 que : « La Commission Nationale des Marchés Publics s’assure de la légalité des contrats qu’elle approuve et qu’elle autorise l’ordonnateur à exécuter dans le respect des Lois sur les finances et sur la comptabilité publiques.
En aucun cas, l’exécution d’un contrat approuvé par la Commission Nationale des Marchés Publics ne peut être bloquée par un avis de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif ».

À notre avis, considérant l’absence d’autonomie de la CNMP, les avis émis par la CSC/CA en qualité d’institution indépendante constituent un gage à la crédibilité du processus de passation des marchés. De ce point de vue, s’il fallait supprimer l’avis[5] favorable de la CSC/CA au moment de l’approbation et la validation du contrat, il serait tout aussi nécessaire de faire de la CNMP une institution indépendante, dans le but de faciliter la transparence et de rendre efficace la lutte contre la corruption. Par ailleurs, il faut bien reconnaître qu’une telle décision politique (l’indépendance de la CNMP) passera bien sûr par une réforme constitutionnelle ; puisque les institutions indépendantes sont  déjà prévues expressément par la Constitution haïtienne en vigueur. Ainsi, en Haïti, passer de la parole aux actes, passer des discours de lutte contre la corruption aux instruments juridiques et institutionnels dont on doit se doter, il existe tout un vide à combler.

Compte tenu de la nature de sa mission, il est grand temps que la CNMP, l’institution qui régule et contrôle le système de passation de marchés publics, soit en dehors du gouvernement. Cette indépendance devra donc s’exprimer au jour le jour dans ses analyses, ses prises de décisions et positions toujours dans un souci d’agir dans l’intérêt général et celui de l’État.

Sans prendre en compte d’autres considérations d’ordre constitutionnel dudit décret, celui-ci ne rend pas service à l’État haïtien. S’il tente de résoudre le problème de duplication de rôle entre la CSC/CA et la CNMP au moment de l’approbation des contrats de marchés publics ; par voie de conséquence, il renforce la fragilité du système de contrôle de passation de marchés publics en conférant à la CNMP tout le pouvoir de contrôle a priori du processus de passation de marchés publics. Pour contrer ce handicap, il est une nécessité de faire de la CNMP une institution dotée d’autonomie juridique, fonctionnelle et financière, voire indépendante. Car l’indépendance de la CNMP est une condition fondamentale pour l’exercice et l’accomplissement même de sa mission.  

Me. Ronaldo JOANIS
Spécialiste en droit des marchés publics


[1] Décret fixant « les conditions dans lesquelles la Cour Supérieure des Comptes et Contentieux Administratif donne un avis consultatif sollicite sur les questions relatives à  la législation sur les finances publiques ainsi que sur les projets de contrats, accords et conventions à caractère financier ou commercial auxquels l’État est partie et modifiant certaines dispositions du décret du 17 mai 2005 portant organisation de l’Administration centrale de l’État ».

[2] Article 2-dudit décret, op. cit.

[3] Loi du 10 juin 2009 fixant les règles générales relatives aux marchés publics et aux conventions de concession d’ouvrage de service public.

[4] Arrêté fixant les seuils de passation des marchés publics et les seuils d’intervention de la Commission Nationale des Marches Publics (CNMP) du 25 mai 2012

[5] Article 126-2 de l’Arrêté en date du 26 octobre 2009 précisant les modalités d’applications de la loi fixant les Règles Générales Relatives aux Marchés Publics et aux Conventions de Concession de Service Public: « Après avis favorable de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif, la CNMP valide le marché et le transmet à la personne responsable du marché pour exécution ».