Comment comprendre le coup d’État que prépare Jovenel Moïse

La date du 7 février revêt d’une importance capitale dans l’histoire politique de la
République d’Haïti. Le peuple haïtien, au prix des sacrifices ultimes, a eu raison de la
dictature sanguinaire des Duvalier le 7 février 1986. Les bastonnades, les actes arbitraires,
les exécutions sommaires, bref, les violations systématiques des droits de l’Homme de
l’époque des Duvalier avaient fait naitre l’urgence de doter le pays d’une constitution
libérale. Ainsi, la constitution du 29 mars 1987 comporte, pour l’essentiel, des valeurs
républicaines allant du respect des droits fondamentaux de l’homme à l’organisation des
élections en vue de renouveler le personnel politique. Pourtant cette constitution n’aura pas
fait changer ou avancer les choses dans le sens du progrès puisque les dirigeants haïtiens
n’ont jamais songé à son application effective. Tous, ont cherché à s’en servir au mieux de
leurs intérêts politiques. Voilà tout l’enjeu aujourd’hui où le Président Jovenel Moïse, sans
égard aux prescrits de la Loi-mère, veut la remplacer au grand dam du peuple haïtien, qui,
depuis déjà plusieurs années rejette tant sa légitimité que ses déclarations mensongères.
Plus que jamais une grande majorité de la population haïtienne s’arme de détermination et de résilience pour demander que justice lui soit faite pour les différents massacres perpétrés par le régime au pouvoir au niveau zones populeuses telles Gran Ravinn, Bel-Air, Martissant, la Saline, Carrefour-feuille, Delmas 2, Cité soleil, ect…

Aujourd’hui les revendications visent surtout le départ du Président Jovenel dont le mandat
arrive à terme le 7 février 2021. Pour le régime au pouvoir le mandat prend fin le 7 février
2022. Leur argumentaire tient d’un calcul arithmétique à l’effet que la prestation de serment du président le 7 février 2017 débute le quinquennat et donc la fin du mandat est
fixée pour le 7 février 2022. Si le calcul est simple en apparence, il recèle néanmoins une
contre-vérité à la face même de la constitution amendée de 2011. Les constituants, voulant
mettre un terme à une ambivalence dans les différentes prestations de serment des chefs
d’État, ont inséré dans l’amendement de 2011 un temps constitutionnel qui n’a rien de
comparable avec le temps calendaire. Il est dit à l’article 134-2, paragraphe 2 « Le président élu entre en fonction le 7 février suivant la date de son élection.
Au cas où le scrutin ne peut avoir lieu avant le 7 février, le Président élu entre en fonction
immédiatement après la validation du scrutin et son mandat est censé avoir commencé
le 7 février de l’année de son élection ».

Pour lever toute ambiguïté faisons un exercice le plus prosaïque qui soit.
Quelle est la date de prestation de serment du Président Jovenel Moïse ?
Réponse : 7 février 2017.
Les élections ayant porté le Président Jovenel Moïse au pouvoir ont-elles eu lieu en 2017?
Réponse : non.
Quelle est donc la date des élections qui ont porté Jovenel Moïse au pouvoir ?
Réponse : 2016.
Sur quelle constitution le Président Jovenel Moïse a-t-il prêté serment ?
Réponse : Constitution amendée de 2011.
Que dit cette constitution par rapport au début du mandat du président de la République ?
Réponse : ….le président élu entre en fonction immédiatement après la validation du
scrutin et son mandat est censé avoir commencé le 7 février de l’année de son élection.
Sur la base de cet article le mandat constitutionnel du Président Jovenel prend indubitablement fin le 7 février 2021.

Il n’est pas de mon intention d’allonger la liste des experts qui interviennent dans
ce débat. Les juristes, les professeurs spécialisés en droit constitutionnel de la trempe de
Sonet Saint Louis, Evens Fils, Myrlande Manigat pour ne citer que ceux-là ont savamment
posé la logique du temps constitutionnel. Leur conclusion n’est pas différente de l’homme
ordinaire qui a déjà compris la subtilité du texte puisque le Président Jovevel lui-même
avait déjà constaté au mois de janvier 2020 la fin du mandat de certains sénateurs sur la
base du temps constitutionnel et non pas en raison du temps calendaire.
De nos jours, pris dans son propre piège, le Président Jovenel Moïse se le fait
rappeler par différentes institutions du pays. Sans en faire la liste rappelons que la
Conférence épiscopale, la FBH (fédération des barreaux d’Haïti), le Conseil supérieur du
pouvoir judiciaire (CSPJ), la coalition des protestants, la société civile lui ont fait
remarquer que la Loi est une pour tous et qu’il n’est pas au-dessus de la loi.
Tout porte à croire que le Président Jovenel Moïse n’entend pas quitter le pouvoir
au 7 février 2021. Ses nombreuses déclarations sont mêmes devenues redondantes à l’effet qu’il tient mordicus à rester au pouvoir. Par contre, l’article 134.3 de la même constitution déclare « Le président de la République ne peut bénéficier de prolongation de mandat. Il ne peut assumer un nouveau mandat, qu’après un intervalle de cinq (5) ans. En aucun cas, il ne peut briguer un troisième mandat ».

Donc, il nous faut poser la question à savoir comment un président sur lequel pèsent
des charges de corruption, d’usurpation de titre d’ingénieur, de violations de la constitution
et des lois de la République peut-il, en toute quiétude, décider de porter un autre coup à la constitution ? ou encore garder le pouvoir par un coup de force au-delà de la limite
constitutionnelle ?
J’aurais pu vous amener à comprendre ses démarches par les effets pervers que son
régime à imposés à la nation haïtienne en termes de corruption, d’avilissement des
institutions, d’enlèvements, ou mieux encore par la gangstérisation de tout le territoire du
pays. Pourtant, je laisse de côté ces arguments pour vous ouvrir les yeux sur ce que je
maitrise mieux : les relations internationales et le droit international public.

1- Le fallacieux prétexte de respect de la souveraineté des États
La signification la plus généralement admise de la portée de la souveraineté est que
l’État dispose du triple monopole de la législation, de la juridiction et de la contrainte sur
son territoire. Cela veut dire qu’aucune puissance étrangère ne peut s’imposer sur le
territoire national sans le consentement des autorités constitutionnelles de ce dernier. Selon la charte de l’O.É.A. l’ordre international est basé essentiellement sur le respect de la
personnalité, de la souveraineté et de l’indépendance des États.

Cette approche a déjà connu une longue histoire puisque l’idée était dégagée du Pacte
de la S.D.N. Le paragraphe 8 de l’article 15 du Pacte de la S.D.N. avait pour but
d’empêcher le Conseil de se saisir du fond d’un différend au nom du principe supérieur de
l’indépendance des États. Si la S.D.N. n’est plus actuelle, son idéal de droit propre aux
États existe encore dans les grands textes de droit international. Ainsi, le paragraphe 7 de
l’article 2 de la Charte des Nations Unies déclare « qu’aucune disposition de la présente
Charte n’autorise les Nations Unies à intervenir dans les affaires qui relèvent
essentiellement de la compétence nationale d’un État ni n’oblige les membres à soumettre
des affaires de ce genre à une procédure de règlement aux termes de la présente Charte ».

C’est le même son de cloche du côté de l’O.É.A puisque la Charte déclare péremptoirement
« qu’un État ou un groupe d’États n’a le droit d’intervenir directement ou indirectement,
pour quelque motif que ce soit, dans les affaires intérieures ou extérieures d’un autre
État ». L’ensemble de ces déclarations amène à penser que les États sont souverains et comme tel l’État, sur son territoire, est libre de choisir et de développer librement son systèmepolitique, social, économique et culturel. De cette manière, la souveraineté constitue la plus haute expression de la liberté et de l’indépendance politique des peuples et des nations et commande conséquemment non seulement le respect absolu du principe de l’inviolabilité des frontières mais aussi du principe de non-ingérence. Pourtant la souveraineté territoriale n’est pas une barrière infranchissable. En effet, il existe un certain nombre de cas où elle n’exerce plus sa compétence exclusive. Autrement dit le caractère absolu ne résiste pas au test de la réalité. Cela concerne les limitations qui sont rattachées au territoire même de l’État, les limitations rattachées au statut même des ressortissants étrangers, les limitations conventionnelles rattachées au thème de la protection internationale des droits de l’homme.
Ce dernier aspect rappelle non seulement l’obligation d’un État de respecter les traités
multilatéraux dans le vaste champ des droits de l’homme, mais constitue un exemple
d’extraterritorialité en matière de droit international en ce qui concerne la « compétence
universelle ». Cela dit, le droit international attribue à chaque État le droit de poursuivre et
de punir l’auteur d’une infraction dite internationale, quelle que soit la nationalité de
l’individu concerné et quel que soit le lieu où cette infraction a été perpétrée. Ce système
de la compétence universelle a été conçu essentiellement pour assurer la protection d’intérêts fondamentaux de la société internationale. Ainsi, ont été érigées au rang
d’infractions internationales certaines composantes du crime international tels que la traite
des blanches; traite des esclaves; traite des femmes et des enfants; trafic des publications
obscènes; trafic de drogues; faux monnayage; génocide; piraterie aérienne; crimes de
guerre et prise d’otages; et surtout la violation du droit humanitaire. Depuis déjà plusieurs
décennies, s’élabore graduellement un droit international pénal dont l’application doit
relever non seulement des tribunaux internes mais aussi d’une Cour pénale internationale.
Malgré ce corpus juridique international les États-Unis, l’ONU, l’O.É.A, quoique témoins de toutes les exactions contre les droits humains, s’abstiennent non seulement, d’agir dans le sens du droit international mais apportent un appui démesuré au Président Jovenel Moïse. Depuis son arrivée au pouvoir il y a eu de nombreux massacres perpétrés
dans des zones populeuses où les gens dénoncent la misère, les injustices sociales, bref des conditions infrahumaines. En guise d’illustration nous pouvons mentionner les massacres qui ont été perpétrés à Gran Ravine, Martissant, Bel-Air, la Saline, Carrefour-feuille, Delams 2, Cité soleil. Il y a eu également l’exécution des opposants politiques dont le Bâtonnier Dorval Monferrier et de nombreuses arrestations arbitraires opérées sur des
individus qui s’inscrivent en désaccord avec le régime au pouvoir.

Il ne s’agit pas ici d’une demande à l’aide étrangère pour s’immiscer dans les affaires
intérieures ou plus précisément dans un domaine réservé de l’État haïtien, mais il revient à
la communauté internationale de se dresser, au nom du droit international contre les
violations des droits humains si on veut éviter les erreurs liées aux massacres au niveau de
la Somalie dans les années 1990.

En l’année 2000, le Canada a pris la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes
de guerre. Cette loi est venue harmoniser le droit canadien avec les nouvelles obligations
internationales du Canada, mais incorpore également les définitions des crimes
internationaux. Dans l’Affaire Munyaneza en 2009 la Cour Suprême du Canada a eu à faire
l’application de cette loi pour obtenir une condamnation d’un commandant de milice hutu.
Il a été reconnu coupable d’actes de génocides, de crimes de guerre et de crimes contre
l’humanité. Il a été condamné à la prison à perpétuité pour des crimes commis entre le 1er
avril et le 31 juillet 1994 dans la préfecture de Butare au Rwanda, lors du génocide des
Tutsi par des Hutu. Pour l’instant nous n’en sommes pas là puisque la communauté internationale, dans le cas d’Haïti, semble se pencher du côté de la violation des droits humains en gardant intacte leur reconnaissance envers le Président Jovenel Moïse. Cette attitude témoigne d’une acceptation par avance du coup d’État que prépare le président à la date limite de son mandat qui est fixée pour le 7 février 2021.

Reconnaissance du gouvernement sur le plan du droit international public
Le professeur de droit international public Pierre-Marie Dupuis rappelle dans son
dernier ouvrage de droit international public de 2018 que la reconnaissance d’un
gouvernement peut contribuer à consolider l’autorité d’un pouvoir encore chancelant. Cette
remarque est pertinente car elle nous permet de comprendre le professeur de droit
international public Jean Maurice Arbour dans sa déclaration à l’effet que la
reconnaissance du gouvernement ne se comprend qu’en termes politiques. Pour cela les États utilisent trois (3) critères afin d’orienter leurs pratiques dans la reconnaissance d’un
gouvernement.

Le critère de légalité lié à la reconnaissance du gouvernement

Il y a d’abord le critère de légalité. Les considérations de légalité sont celles qui sont prises
en compte pour faire respecter la légalité constitutionnelle et refuser toute reconnaissance
à un gouvernement issu d’un coup d’État ou une révolution. L’exemple haïtien le plus
présent est le cas de l’ancien Président Jean Bertrand Aristide. Renversé par un coup d’État
militaire le 29 septembre 1991, le régime constitutionnel du Président Aristide, avait été
démocratiquement élu avec une majorité de 66,7% de suffrages, le 16 décembre 1990, à la suite d’élections libres. À cette époque l’O.É.A, l’ONU avaient non seulement condamné
le coup d’État, mais elles avaient décidé de reconnaitre comme seuls représentants
légitimes du gouvernement haïtien ceux qui ont été désignés par le gouvernement
constitutionnel du Président Aristide. Cette décision n’avait pas changé immédiatement le
cours des événements, mais elle avait ouvert la voie à une action collective internationale,
menée dans le cadre des Nations Unies que dans celui de l’O.É.A, action qui avait
finalement conduit à la démission des putschistes et à la réinstallation du Président Aristide
à la fin de l’année 1994.

Le critère de légitimité démocratique lié à la reconnaissance du gouvernement
Dans d’autres cas le critère mis en place est celui de la légitimité démocratique. Ce critère
a vu le jour précisément à l’époque du président américain Wilson au XXème siècle et
fonde plutôt une politique de non-reconnaissance des gouvernements sud-américains qui
n’auraient pas l’assentiment populaire. Ce critère est de plus en plus pris en compte au
niveau de la communauté internationale. Le 11 septembre 2001, l’Assemble générale de

l’O.É.A adopte la Charte démocratique interaméricaine. L’article 1de cette Charte déclare
que les peuples des Amériques ont droit à la démocratie et que leurs gouvernements ont
pour l’obligation de la promouvoir et de la défendre. Cela n’est pas surprenant puisque
l’objectif de l’O.É.A ne s’arrête pas à garantir la paix et la sécurité du continent, mais aussi
à encourager et consolider la démocratie représentative puisqu’elle est considérée comme
une condition indispensable de la stabilité, de la paix, du respect des droits de l’homme et
du développement économique et social. Par contre, nous avons du mal à constater que
dans de nombreux cas les critères de légalité et de légitimité démocratique sont rejetés au
profit du critère de l’effectivité.

Le critère de l’effectivité lié à la reconnaissance du gouvernement

Un gouvernement effectif est un gouvernement qui possède la réalité du pouvoir, c’est-à-
dire qui exerce son autorité sur l’ensemble du territoire national, peu importe l’idéologie

qu’il professe ou l’inconstitutionnalité du régime qu’il représente. Conséquemment, le
message qui est envoyé par le droit international c’est qu’il n’existe pas de catégorie de
gouvernements illégaux; tous les gouvernements sont légaux du seul fait de leur existence.
D’où la pratique de plusieurs États, dont le Canada, à ne pas tenir compte que de
l’effectivité du pouvoir en place pour maintenir les relations diplomatiques. C’est ainsi que
le 11 septembre 1973, le gouvernement légal du Président socialiste Allende est renversé
par un coup d’État militaire à la suite duquel le général Pinochet prend le pouvoir et amorce
une répression parmi les partisans de l’ancien régime. Au Canada comme dans la plupart
des démocraties occidentales, le maintien des relations diplomatiques était justifié par la
théorie de l’effectivité. Les gouvernements sont reconnus parce qu’ils existent tout simplement, peu importe la manière dont ils ont pris le pouvoir et quelle que soit leur
philosophie politique et sociale. Ces réflexions nous amènent à réaliser que la décision du Président Jovenel d’opérer un coup de d’État contre la constitution haïtienne en conservant le pouvoir au-delà du 7 février 2021 ne posera aucun problème pour la plupart des pays occidentaux.

Dans les faits le Président Jovenel Moïse a le plein contrôle des pouvoirs au pays. Plusieurs
éléments tendent à expliquer cette situation. Depuis le mois de janvier 2020 il ne dirige le
pays que par décrets, la Police nationale d’Haïti exerce une répression sans merci sur la
population et les gangs armés à la solde du président terrorisent la population en toute
impunité. À côté de ces facteurs internes se joignent la complicité des pays occidentaux
tels les États-Unis, la France le Canada, mais aussi des institutions comme l’ONU et
l’O.É.A.

En guise de conclusion nous pouvons tristement avancer que la population va continuer à compter des blessés et des morts puisque sa détermination se renforce à mesure qu’elle se rende compte qu’elle est seule dans son combat contre la dictature, la corruption et la violation des droits humains. Ce sentiment sert d’éveil pour un peuple qui avait subi la dictature des Duvalier alors ces pays et ces instituions n’avaient rien fait pour l’aider, pire encore avaient soutenu le régime dictatorial. Il y a donc une ressemblance frappante entre l’époque qui avait précédé le 7 février 1986 et celle d’aujourd’hui. En dernière analyse dirons-nous qu’une fois de plus les Nations Unies n’offrent pas la solution au problème de savoir comment le conflit haïtien a-t-il pu mettre en échec les principes de
droit international de la Charte des Nations Unies ?

La réponse est toute simple. Aucune leçon n’avait pas été tirée du conflit somalien où également le Conseil de sécurité a pu, seulement au cours des années 1992-1995, autoriser trois (3) missions de maintien de la paix. Il n’aura pas tort celui qui a dit que « seuls les haïtiens peuvent solutionner leurs problèmes et refaire d’Haïti ce qu’elle  représentait, il y a longtemps, la perle des Antilles ».

Dr Lucien Prophète
Avocat/Politologue
lucienp2002@hotmail.com